Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Cycle cinéma : Fictions sociales


par Jérôme Baron



Du 20 mars au 15 avril 2013, le CHT a présenté au Cinématographe un cycle exceptionnellement dense, avec seize films et une quarantaine de séances. La thématique (l’utilisation de la fiction pour traiter de sujets sociaux) a séduit la commission de programmation du Cinématographe au point de nous donner les moyens d’étoffer notre programmation.

Qu'elle était verte ma vallée
Qu'elle était verte ma vallée

L’idée de ce projet fait suite à la venue en 2011, pour les 30 ans du CHT, de Gérard Mordillat, un réalisateur dont le travail oscille entre fictions et documentaires, avec à chaque fois une forte dimension sociale et politique. Sa visite s’était achevée par l’apostrophe d’un des membres du public : « Qu’est-ce qui t’autorise, toi intellectuel, à nous dire ce qu’on doit faire pour lutter ! »
D’où cette question : à quoi sert le cinéma ? Et à quoi sert la fiction, entendue comme la forme la plus aboutie du travail du réalisateur (même si la réalisation d’une fiction ou d’un documentaire demandent un travail de construction souvent assez similaire) ? Pourrait-on se passer du cinéma ? Le mouvement social pourrait-il se passer du cinéma ? Autrement-dit, sur un piquet de grève, à quoi sert le cinéma ? Nous n’avons pas eu le temps d’aborder ces questions avec Gérard Mordillat mais il nous semblait essentiel d’essayer de les affronter. Évidemment nous n’avions pas la prétention d’apporter des réponses définitives, mais simplement d’inviter les spectateurs à y réfléchir et à s’armer culturellement. Vous trouverez dans les pages Focus de ce bulletin la retranscription de l’intervention de Jérôme Baron à la suite de la projection du film de John Ford, Qu’elle était verte ma vallée.

Fictions sociales : le « peuple » chez Ken Loach et John Ford

Dans le cadre du cycle Fictions sociales nous avons posé la question « A quoi sert la fiction au cinéma », à Jérôme Baron, enseignant en cinéma au lycée Guist’hau et à celui de Montaigu, directeur artistique du Festival des trois continents et Président de CinéNantes, lors d’une séance qui se voulait une introduction au cycle. Avec son autorisation, nous reproduisons ici l’essentiel de son intervention du 22 mars 2013, suite à la projection d’un film de John Ford, Qu’elle était verte ma vallée.

On aime qu’on nous raconte des histoires, pour la bonne et simple raison qu’on n’a jamais trouvé d’autre possibilité d’échanger des expériences qu’à travers notre capacité à fonder du récit. Et fonder du récit, c’est forger un monde. À travers le déploiement du récit, on ouvre sur du possible, on le met à l'épreuve du réel car raconter c'est aussi agir, et donc parfois, projeter de l'utopie. La possibilité de réinscrire du récit, c'est aussi entendre le récit comme lieu du partage, de l'assimilable, de l'échange, et de la transmission, du questionnement. Contester qu'il s'agit-là du propre de l'art consiste vainement à nier une partie du réel alors que l'art a pour particularité de n'en ignorer aucune.
Rien ne réclame par ailleurs l'intervention cinéma, ou celle de l'art, rien n'appelle qu’il se frotte d’une manière ou d’une autre à la réalité sociale ou à des questions politiques. Le cinéma peut être dans un rapport d’indifférence totale à ces niveaux de la réalité. On ne lui a absolument pas demandé de s’engager autour de ces questions. Mais il lui arrive fréquemment, et librement, de venir y prendre position par nécessité, d'aller y voir de plus près, pour s'affranchir aussi des représentations médiatiques, ou encore parce que là où il y a lutte et résistance des hommes il y a potentiellement quelque chose à créer, quelque chose qui s'invente, un mouvement. C'est la fameuse phrase de Paul Klee : « le peuple manque ».
Cependant avec le cinéma, on est dans un rapport d’ambiguïté beaucoup plus fort du fait de son caractère photographiquement réaliste. D’emblée quand on regarde un film, on veut y reconnaître un fragment du réel, on ne peut pas pouvoir faire autrement que d'y croire. Que le spectateur soit confronté à un divertissement médiocre comme Camping ou à un film de John Ford ou à un autre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, il est absolument impossible pour lui de ne pas (chercher à) y retrouver au moins l’apparence du réel. Donc nous sommes immédiatement dans un rapport plus direct et plus critique, ou plus réactif, à la façon dont ce réel apparaît. D’ailleurs, si un film s'émancipe trop nettement des conventions opérantes et instituées pour construire une vision réaliste des choses, il est rejeté par le public. Je pense au cinéma expérimental ou encore aux formes les plus radicales du cinéma moderne. Le spectateur se dit peut-être à propos de certains films de Godard : « Quand il va jusque-là, il ne fait peut-être plus ce que nous appelons du cinéma… » Or on voit bien que le réel, inventer des manières d'y toucher dans toutes ses strates est une obsession pour Godard. Que ça détermine aussi une relation à la technique et à la politique. Mais on s'en débarrasse en disant : « c'est un intellectuel donc c'est pas pour nous » ou bien « il ne sait pas de quoi il parle ».
On voudrait que notre place en tant que spectateur devant le réel figuré se donne sous la forme d'un contrat tacite entre le réalisateur et nous. Mais cette relation est au contraire mouvante et évolutive, et, d’un film à l’autre, elle est réactualisée. Mais nous n’aimons pas non plus qu’il soit relancé avec un écart trop important entre deux films successifs. Donc le cinéma est toujours dans un rapport très particulier avec le spectateur. Ce dernier doit reconnaître immédiatement des choses qu’il a l’habitude de voir et espère en même temps des écarts. Mais si le dérapage est trop large, trop ample, nous sommes dans une sorte de refus.
Je pense que le cycle vous permettra de mesurer des écarts considérables entre les différents réalisateurs et leur manière de faire du cinéma. En comparant un film de Martin Ritt et un autre de John Ford, vous pouvez probablement trouver des passerelles, mais aussi des différences. Un film comme Rocky, qui n’a a priori pas l’air de traiter du sujet, pose la question de savoir ce qu’est une figure du peuple, comment ça s’incarne, à quoi ça peut ressembler, et à quoi ça peut ressembler à ce moment-là de l’histoire de l’Amérique ou du cinéma américain. Je ne dis pas que le film est génial, mais il n’est pas mauvais non plus. Ces questions doivent être réactualisées et reposées régulièrement. Surtout aujourd’hui, la question de la figuration de la réalité sociale, et notamment la question centrale du travail, est importante… D’ailleurs ce qu’il faudrait aussi chercher à montrer au lieu de le dire, c’est qu’il n’y a plus de travail. D’une certaine manière, montrer comment le travail lui-même est en train de devenir une fiction, quelque chose d’assez fantasmatique. Qu'est-ce qui se passe à ce moment-là, de façon profonde, anthropologique, dans une civilisation dont c'est la valeur fondatrice, irréductible ? Et comment cette réflexion-là peut aussi permettre aux résistances de s'organiser différemment à un moment où on voit aussi que les modalités « traditionnelles » d'action sont en train de perdre de leur efficacité.
Le spectateur attend trop souvent du cinéma qu’il soit le fidèle reflet de la réalité. Evidemment, beaucoup de films répondent à cette définition-là, ou sont tentés, par honnêteté intellectuelle ou morale, de s’en tenir là. Mais je pense que le cinéma commence surtout lorsqu’il s’écarte de la réalité. Si je prends l’exemple de Ken Loach : vous verrez Riff Raff, qui selon moi est son dernier film réussi et qui contraste nettement avec ce que la plupart de ces films dessinent depuis un constat de fracture sociale toujours plus grand qui est aussi une forme de spectacle pour nous qui sommes obligés d’être d’accord avec lui. Avant, pour lui le réel social n'était pas une certitude, c'était une question, des hypothèses faites films, des propositions.
Ford, lui, fabrique ces communautés, c’est encore plus fort. Alors que Ken Loach est dans un rapport de dépendance au réel extrêmement marqué. Ça vient probablement de son engagement documentaire premier. Il est d’abord dans une posture d’observation, d’attention, et puis de réaction, dans des marges très variables d’un film à l’autre. Des fois, il est extrêmement actif par rapport à ce réel et entreprenant, et d’autre fois il le subit systématiquement. Il le subit tellement qu’à un moment donné il est débordé et ne peut lui opposer qu’un reflet, la caméra est un bouclier plutôt qu'une arme, il ne propose plus rien que le constat d'une défaite.

Un cinéma qui consisterait à refléter le réel n’a, à mon sens, pas grand intérêt puisque le réel que nous voyons autour de nous est le même pour tout le monde, nous sommes capables de l’observer. Et les miroirs ne réfléchissent pas comme disait l'autre (Cocteau). Non, il faut se soustraire aux reflets comme aux slogans et réactiver ce qui fait cruellement défaut, de la pensée. Et s’il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de possible. Effectivement on peut dire que ça va très mal dans la banlieue de Glasgow, qu’un type qui se retrouve seul à élever quatre enfants, sans salaire ou sans rémunération, vit forcément très mal, que nécessairement il est poussé à s’organiser pour assurer ses conditions de subsistance, donc de commettre des larcins ou de se retourner contre l’autorité, etc. Mais une fois qu’on a dit ça, on a quasiment rien dit. C’est-à-dire qu’on n’a pas commencé à articuler la moindre pensée puisque si nous regardons Envoyé spécial, on nous dit exactement la même chose. Nous ne pouvons pas être en désaccord avec Ken Loach ! En plus de ça, plus son cinéma évolue, plus la question de savoir ce qu’est un peuple, une communauté, et à partir de quel moment elle existe, est absente. Il n'y a que des types (des stéréotypes) qui illustrent un discours.
La grande différence entre Ford et Loach, c’est que Ken Loach postule de plus en plus que le peuple est une notion acquise et définitivement établie, que cette définition ne pose plus problème. Alors que c’est la grande question de Ford, quasiment du début à la fin de son œuvre. Ford, qui n’est absolument pas un intellectuel, il est autodidacte, apprend son métier sur le tas, il apprendra la littérature tout seul, mais il est un cinéaste beaucoup plus fin que Ken Loach, plus subtil, même quand on n’est pas d’accord avec lui… Il est toujours dans un rapport d’invention, parce que la définition du peuple est une question incroyablement active chez lui. Elle n’est jamais réglée.
Ford est fondamentalement sensible à l’injustice. Vous pouvez le repérer dans tous ses films, y compris quand il se trompe totalement de camp… Ça lui arrive parce qu’il n’est pas toujours très adroit. Il ne supporte pas les injustices, mais il ne suffit pas de les dénoncer pour les régler. Lorsqu’il y a une injustice, il faut la montrer. Il faut être capable de la montrer et pas de la dire. C’est ce qui est formidable dans Qu’elle était verte ma vallée. Ford démontre, et à aucun moment il n'est dans le discours. Par exemple, à la fin du film, dans la scène où l’enfant arrive à l’école : il y a ce rituel de l’arrivée et de l’humiliation par le professeur, puis la bagarre où il rentre chez lui blessé. Évidemment cette brutalité nous parait injuste, grossière et socialement marquée. C’est encore une fois, l’institution, puis la richesse de l’élève auquel il s’affronte, qui impose son autorité, et qui finalement l’humilie. Mais ce n’est pas du tout comme ça que c’est perçu par le spectateur, car la scène est tournée de façon humoristique. C'est-à-dire qu'à la violence de classe Ford répond par un humour de classe bien plus subversif et pernicieux dans ses effets. La revanche est alors savoureuse.
Quand nous pouvons regarder un problème d’une certaine façon, Ford nous dit que nous pouvons aussi le regarder d’une autre façon, et du coup il est extrêmement libre dans les tonalités. Au moment où nous nous disons qu’il va nous faire chialer, il nous fait rire… Au moment où nous nous apprêtons à nous apitoyer, il passe à un autre élément de la scène et il ne la finit pas. Il laisse la scène en suspens, le spectateur la termine tout seul. De même, les personnages qui nous semblent facilement identifiables, qui semblent presque des archétypes, par leur agissements et leurs capacités à répondre aux situations dépassent le type dans lequel ils sont enfermés. Ils s'extirpent à la fois de leur condition et d'une représentation trop figée. C’est-à-dire qu’ils transforment leur condition sociale, leur condition culturelle, leur rapport à l’histoire, dans quasiment toutes les scènes. A la sensiblerie, Ford oppose une intelligence, à la complainte attendue, un sens de la dérision qui est une forme absolue de courage.

Je pense aussi à l’intérieur de la maison. Au Pays-de-Galles, à l’époque, un tel intérieur de mineurs, ça n’existe pas. C’est impossible qu’ils aient les meubles qu’ils ont, ces superbes tapis dans l’entrée, un hall aussi vaste… Ce faux est quasiment risible, sauf que ça ne l’est pas. Ford achète une dignité à cette famille de mineurs, il leur met un rocking-chair, des tapis… Et pour le coup, quand ces personnages se parlent, quand nous écoutons les dialogues, nous ne sommes pas perturbés par la pauvreté du foyer. Nous sommes concentrés sur ce que font les personnages, ce qu’ils se disent et ce qu’ils sont en train de vivre, sur la nature précise des échanges entre eux. On sent alors un esprit de classe qui agit comme chœur.
C’est là où Ford est à mon avis un génie, il ne se borne pas à essayer de proposer un reflet fidèle de la réalité, il ne s’agit pas non plus de s’arranger avec elle, mais il s’agit d’inventer les voies ou les possibles d’un récit, donc potentiellement d’y inscrire une pensée, un poème. Les choix qu'il fait c'est de la pensée active et c’est comme ça, c'est pour cela que nous nous en souvenons.

Texte rédigé à l'occasion du cycle Fictions sociales en mars-avril 2013