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John Ford


par Charlotte Garson



LA POURSUITE INFERNALE
DÉPLIER • Pour venir voir ou revoir (ou voir vraiment, si c’est la première fois sur grand écran) les quinze films de cette rétrospective John Ford (1894-1973), il va falloir prendre ses aises : allonger ses jambes comme le fait le jeune Abraham Lincoln (Henry Fonda) dans sa première apparition sous un porche de Vers sa destinée (1939) et par la suite en potassant son droit sous un arbre, corps à 90 degrés, ou en mettant les pieds sur son premier bureau d’avocat et même au tribunal, calé sur la balustrade du box, tout comme le même Fonda, en Wyatt Earp fraîchement nommé shérif, le fera dans La Poursuite infernale (1946) et à sa suite James Stewart, lui aussi nouvel étoilé au début des Deux Cavaliers (1961). Les grands hommes, chez Ford, ne sont pas des statues verticales, des héros érigés, mais des échalas qu’il faut dégourdir le temps d’un bal, assouplir à l’horizontale, basculer en arrière sur un rocking-chair ou un fauteuil de coiffeur dernier cri importé de l’Est chez le barbier d’une petite ville de l’Ouest.

TRAVERSER • Le grand écran, comme les acteurs étendant chez lui leurs jambes, permet donc de déplier Ford, de traverser trois décennies de son œuvre immense, pléthorique (140 films muets et parlants de tout métrage), à bord d’une diligence, par exemple, l’Overland Stage Line où John Wayne monte en 1939 dans La Chevauchée fantastique, pour ne disparaître définitivement du cinéma de Ford que les pieds devant, mis en bière juste à côté de la même diligence, désormais remisée dans l’arrière-boutique d’un fabricant de cercueils. Cet accessoire central de L’Homme qui tua Liberty Valance (1962), véritable machine à remonter le temps, rappelle que son cinéma ne s’est jamais lassé de ses voyages, géographiques et temporels. Le véhicule privilégié de la conquête de l’Ouest avant le cheval de fer (expression qui donne son titre à l’important film muet de 1924) est une machine narrative puissante, un habitacle propice aux rencontres entre les classes et les caractères, une capsule de civilisation cahoteuse, vulnérable à toutes les attaques. Une métaphore aussi, on le devine, de la machine-cinéma, de ses cadrages à la fois limités et mobiles, de ses récits tendus vers leur destination mais souvent happés par des digressions.

SCRUTER • Chemin faisant, on constatera que l’apport visuel de Ford a peut-être été sous-évalué, éclipsé par la portée mythique de ses récits : si personne ne peut oublier la composition parfaite qui ouvre Les Raisins de la colère (1940), où les poteaux télégraphiques encadrent la marche de Henry Fonda, et la suite de clairs-obscurs expressionnistes signés Greg Toland, le futur chef-opérateur de Citizen Kane, les westerns aussi, malgré certains lieux récurrents (Monument Valley, où Ford tourne 7 de ses films, dont 4 présentés au Cinématographe), remettent à chaque fois sur le motif le paysage, jamais traité comme un stock shot ou une toile de fond mais comme "la star", comme il le confiera en 1964 (1). Rien de commun entre la tempête de sable du Fils du désert (1948) et la pluie diluvienne de L’Homme tranquille (1952), l’une aux accents bibliques, l’autre aux très visibles effets érotiques, sinon que les éléments accentuent le dialogue entre les sites naturels, les constructions humaines et la forme des corps ; certaines postures sont devenues aussi célèbres que des tableaux, telle celle empruntée par John Wayne à l’acteur Harry Carey, à qui est dédié Le Fils du désert et dont le fils fait partie, après sa mort, de la joyeuse troupe des acteurs fordiens. Si certaines compositions et usages du Technicolor proviennent en droite ligne de la peinture (Frederic Remington, Charles Schreyvogel et Charles M. Russell), le cinéma de Ford travaille de faux aplats, construisant la profondeur à mesure qu’un personnage parcourt l’espace. Les reliefs de l’Ouest travaillent le hors-champ : l’attaque indienne surgit toujours bord-cadre, latéralement, à moins qu’un mouvement de caméra ne révèle un surplomb insoupçonné, réveillant un spectateur trop prompt à se satisfaire des limites du cadre. Les nombreux plans où un personnage est filmé de dos observant depuis l’intérieur d’une tente (Rio Grande, 1950, Les Deux Cavaliers, 1961), d’un porche (Martha qui voit arriver Ethan, ou même le fait arriver, au début de La Prisonnière du désert, 1956) redoublent les bords de l’écran d’un cadre moins bien dessiné, moins rectiligne mais plus humain : ce qui va être vu est déjà empreint d’affect. Le récit peut commencer.

RACONTER • Il y a une ironie à ce que John Ford (alors Jack Ford, puisqu’il ne change de prénom qu’en 1923) ait été figurant, cagoulé en membre du Ku Klux Klan, sur le tournage de Naissance d’une nation de D.W. Griffith en 1914 :depuis son passage à la réalisation deux ans après, ses films n’ont cessé de questionner une certaine idée de l’Amérique, repensée dans le rétroviseur en plein New Deal rooseveltien sur les chemins poussiéreux des Raisins de la colère, ou plus avant, aux débuts du jeune Lincoln encore imberbe (Vers sa destinée), ou depuis l’autre côté de la mare quand un boxeur de Pittsburgh vient se réinstaller dans son Irlande natale (L’Homme tranquille). Contrairement au sénateur McCarthy (2), il ne s’agit pas pour John Ford d’imposer une idée figée des Etats-Unis, de leur fournir de la fiction identitaire, mais de mettre en scène leur ondoiement, leur complexité qu’en grand amateur de livres d’histoire, Ford connaissait bien. Cet état incertain, entre chien et loup, c’est par excellence le moment où la frontière de l’Ouest vient juste de se clore, sonnant la fin de la conquête – l’année même de l’invention du cinématographe. A ce moment liminaire, tout est potentiellement réversible, pour le meilleur ou le pire : des bandits de grand chemin s’improvisent rois mages, recueillant un nourrisson dont ils ont vu mourir la mère (Le Fils du désert), le bar se transforme momentanément en bureau de vote (Liberty Valance), quitte à ce que le représentant de la loi, Wyatt Earp, se serve de son étoile pour venger l’assassinat de son frère, ou que la cavalerie ordonne à un lieutenant (Richard Widmark) de déserter pour attaquer une tribu indienne qu’un traité empêche officiellement de provoquer (Les Deux Cavaliers), et même que le bully Liberty Valance, qui terrorise la ville de Shinbone avec son fouet à manche d’argent, se présente aux élections des représentants à la convention territoriale. Dans le film de 1962 s’énonce clairement la coexistence fructueuse mais potentiellement toxique de la violence et de la loi : si l’avocat de l’Est à peine installé à l’Ouest, Stoddard (James Stewart), qui sait à peine tirer au revolver, peut débarrasser Shinbone de Valance, c’est qu’il y a anguille sous roche, et Ford rompt le récit classique en livrant deux versions du duel qui vont rétablir la vérité factuelle pour mieux la relativiser.

CICATRISER • Est-ce à dire que toute civilisation se base nécessairement sur une sauvagerie qu’elle fait mine de nier ? Le massacre des Indiens suffirait à lui seul pour répondre par l’affirmative, mais Ford donne à la question une ampleur philosophique, politique et esthétique toujours renouvelée. Il s’emploie à brouiller la séparation rassurante : à la place des frontières (géographiques, historiques, morales), il dessine une grande cicatrice. Dans La Prisonnière du désert, le chef comanche (Henry Brandon), ennemi et double d’Ethan (John Wayne) ne s’appelle pas Scar (cicatrice) pour rien : déchiré entre son désir de récupérer sa nièce enlevée il y a des années et le dégoût profond de la "souillure" de cette fille dénaturée devenue squaw, Ethan, Sudiste défait dans la guerre de Sécession et séparé de la femme qu’il aimait, est une blessure ouverte. Si Lincoln ou le juge Priest (Le Juge Priest, 1935, puis Le Soleil brille pour tout le monde, 1953) tracent une ligne de partage entre la foule des lyncheurs et la loi qu’ils incarnent, les personnages joués par Wayne sont grevés par un clivage interne, une cicatrice intérieure. Quand Ethan retrouve sa nièce, il manque de la tuer, avant que son geste ne se mue en étreinte. "Let’s go home, Debbie" : les nattes de Natalie Wood font de son beau personnage, mis en valeur par le titre français, une réplique décalée de la petite Dorothy du Magicien d’Oz (1939), qui rentre de son rêve pavé de jaune en se répétant un mantra ambigu : "There is no place like home"...

INHUMER / ACCOUCHER • Pour une Debbie ramenée à la maison, combien de morts, laissés à mi-parcours (Chihuahua dans La Poursuite infernale, la mère mais aussi le Kid et Pedro dans Le Fils du désert) ? Le cinéma de Ford vit avec les défunts et il met en relief des temps morts, c’est-à-dire des séquences où le héros se recueille sur une tombe, Lincoln sur celle de sa fiancée ou Wyatt Earp sur celle de son frère, à moins que l’enterrement d’un membre de la communauté fasse apparaître des lignes de fracture : dans Le Soleil brille pour tout le monde, les commères de la ligue de vertu tordent le nez aux funérailles d’une prostituée. Les Deux Cavaliers s’ouvrent sur l’histoire d’une femme enceinte alors que son mari est mort depuis un an, ce qui fait jaser. Comme dit le shérif (James Stewart), "certains maris ne restent pas en place, même quand on les met au cimetière"... Chez Ford, les morts bougent encore : ils continuent de changer dans le souvenir des vivants, tant son cinéma, comme celui du dernier Renoir (Le Fleuve, 1950) est ouvert à une temporalité circulaire, où passé et présent, vie et mort se rejoignent. Plus la mort cogne aux murs du fort ou de la diligence assiégés, plus les naissances abondent, et ces nourrissons nés in extremis survivent (La Chevauchée fantastique, Frontière chinoise, 1966), dût-on les enduire de graisse à roue de chariot (Le Fils du désert) ou assurer leur avenir d’un sacrifice final. Frontière chinoise, huis clos sombre où flamboie la fougue d’une Anne Bancroft qui rappelle l’Ava Gardner de Mogambo (1953), permet à Ford de clore son œuvre sur un juron : "So long, you bastard !".

DANSER • Avec John Ford, le cinéma a ingéré l’Histoire, son processus de mémoire, d’interprétation et d’écriture, tout comme il a ingéré la Bible, quitte à la faire circuler en contrebande, ou à rendre le Livre saint équivalent à la dive bouteille ; Lincoln demande à être payé d’un tonneau rempli de la Bible des juristes, et Doc Holliday déclame mieux Shakespeare lorsqu’il est imbibé ; face à une Lettre qui serait inflexible, ce n’est plus l’esprit qu’il s’agit de respecter, mais le spiritueux, qui se dit aussi spirit, ne serait-ce que parce qu’il délie les langues et les jambes, déclenche les récits et les chansons qui rassemblent les couples le temps d’une noce, fût-elle annulée (La Prisonnière du désert) ou périmée (le remariage de Rio Grande, ravivé devant une chorale de jeunes soldats). A l’horizon des chants, parfois repris d’un film à l’autre, il y a un dreamland, un pays rêvé, celui de l’enfance et des origines européennes (Qu’elle était verte ma vallée, 1941, L’Homme tranquille). Mais de même que les dames patronnesses de Frontière chinoise ont tort de se croire à l’abri dans leur forteresse de vertu, dans L’Homme tranquille, Sean (prénom de baptême du cinéaste) se trompe en cherchant à Innisfree un refuge contre la violence. Il ne suffira pas à l’ancien boxeur de se "garer des voitures" en y acquérant femme et cottage. Il lui faudra comprendre la violence propre à ce pays de petits murets (encore des frontières), borné par des traditions oubliées en Amérique.

AIMER • La frontière mouvante et intranquille traverse aussi le couple, bien sûr, qu’il soit amoureux ou amical. Alors que les "comédies du remariage" de Sturges, Capra ou Cukor font de la guerre des sexes le sujet central de leurs intrigues, Ford braconne sur le même territoire, avec l’air de ne parler que de conquête de l’Ouest ou de cavalerie. L’Homme tranquille met sur la table les transactions entre monsieur et madame, comme déjà l’insistance sur les époux York faisant chambre à part dans Rio Grande (1950) le laissait deviner : la même actrice, Maureen O’Hara, tantôt sudiste mariée à un Yankee qui a dévasté à la guerre sa propriété, tantôt Irlandaise promise à un Américain, incarne à la fois l’indépendance fémi-nine et la conscience de faire partie d’un groupe – le Technicolor époustouflant de L’Homme tranquille finit d’ailleurs par habiller cette rousse aux couleurs du drapeau américain. Elle aussi déplacée, la jeune épouse britannique de Mogambo, Grace Kelly, donne au cinéma de Ford ses plans les plus torrides, sur son seul visage, quand elle ôte son foulard et déshabille Clark Gable du regard : fantasmant à plein régime la virilité bourrue de Gable, la blonde distinguée ne sait pas faire couple avec lui. L’animalité naturelle d’Ava Gardner, trainant en jeans dans la boue pour nourrir les éléphants, convient mieux au pragmatisme amoureux fordien. Jusque dans l’intimité, c’est là l’un des grands accomplissements de Ford – avoir décrit l’esprit humain comme une machine à idéaliser : l’Amérique se rêve à l’état naissant malgré l’évidente précédence indienne ; l’homme et la femme rêvent l’union sans s’apercevoir qu’elle est déjà formée ("Dis-donc, Martin Pawley, toi et moi on sort ensemble depuis qu’on a trois ans !", lâche la Laurie de La Prisonnière du désert) ; le cinéma enfin, rêve à un enregistrement pur tout en magnifiant comme aucun autre medium les doubles-fonds du théâtre.

Charlotte Garson.
Texte publié à l'occasion de la rétrospective John Ford, du 16 décembre 2018 au 18 juin 2019.

(1) Presque tout, chez Ford, fait western : la démarche civilisatrice de Lincoln avocat dans Vers sa destinée, les vallées du Connemara dans le village imaginaire de L’Homme tranquille, la Mission assiégée de Frontière chinoise, la longue marche des expropriés des Raisins de la colère... Difficile de ne pas voir dans ces films, en filigrane, les codes d’un genre aussi poreux qu’il est philosophiquement fécond.
(2) Aux idées duquel Ford s’est opposé de manière éclatante et fameuse lors d’une séance de la Director’s Guild of America où Cecil B. De Mille insinuait que Joseph L. Mankiewicz était un sympathisant communiste.