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L'Île Nue


par Nicolas Thévenin



LÎle nue
L’île nue, écrit et réalisé en 1960 par le japonais Kaneto Shindo, s’intègre ici à une programmation thématique. La mer, en l’occurrence, dont la présence à l’écran est déclinée sous une grande variété de possibles, depuis les inflexions qu’elle peut faire prendre à un scénario qui ne laissait pas envisager qu’elle en serait une étape ou un aboutissement, jusqu’à son immensité comme seule ligne de mire, enfermant paradoxalement une poignée de personnages en un huis clos absurde. Ses capacités rédemptrices ou destructrices, le rapport de l’homme à sa mythologie autant que ses ressources, son occupation par nécessité ou tel un champ de batailles, les stratégies qui peuvent s’y déployer dès lors qu’elle est un espace de vie, de travail ou de transit, apparaissent comme les enjeux essentiels des films qui constituent cette programmation, d’approche documentaire ou fictionnelle.

L’île nue s’ouvre sur de longs plans aériens destinés à circonscrire immédiatement une topographie contraignante : un relief côtier, sur lequel s’activent de minuscules êtres humains, dont la difficile besogne se voit qualifiée par quelques formules en surimpression : "Cultiver toujours plus haut", "Terre aride", "Champs étroits". C’est effectivement à une tâche laborieuse et répétitive qu’est condamnée la famille vivant sur ces terres : faire pousser graminées et légumes, en composant avec la rareté de l’eau, qu’il est nécessaire d’aller chercher sur l’île voisine, au prix d’efforts ininterrompus. Cette activité de survie est restituée dans sa dimension systématique, et le film, progressant puis refluant tel le ressac, conduit à l’avènement du tragique par la reconduction du même.
Cette mise en scène du labeur, du caractère ritualisé de sa gestuelle fastidieuse, des déplacements et précautions qui lui sont inhérentes, s’articule autour de deux priorités : le primat de la sophistication plastique et de la construction formelle sur les tergiversations narratives, et l’absence totale de dialogue. Dès lors, l’expressivité des visages et des corps, une photographie (en noir et blanc) très contrastée, et un filmage symboliste de la nature, contribuent à faire de L’île nue un exercice de description minutieuse et exhaustive de cycles (de l’environnement, du travail, des préoccupations humaines), tandis que la partition musicale de Hikaru Hayashi, lancinant leitmotiv, achève d’en imposer la lecture fataliste.

Kaneto Shindo avait élaboré L’île nue comme un film hors de toute prétention commerciale, prenant délibérément le contre-pied de l’impératif de rentabilité de la société de production Kindaï Eiga Kyokai, qu’il avait fondée une dizaine d’années auparavant, et qui connaissait à la fin des années 1950 d’importants soucis financiers. Le film fût récompensé du Grand Prix du Festival de Moscou en 1961, et conserve pour Shindo, ancien assistant de Kenji Mizoguchi, également scénariste pour Mikio Naruse, Yasuzo Masumura ou encore Kinji Fukasaku, une place particulière dans sa filmographie, de par son dépouillement narratif et sa rigueur esthétique. Mais il entre aussi en résonance avec d’autres œuvres du cinéaste, notamment son chef d’œuvre, Onibaba (1964).
Si, dans L’île nue, le rapport à l’insularité excède le simple cadre de l’archipel du Setonaikai pour symboliser la relation complexe du Japon à la gestion de son espace physique, de ses propres ressources naturelles et à son fonctionnement historiquement autarcique, Onibaba relance ce type d’angoisse par la verticalité : la chute, l’enfermement au fond d’un trou dans le sol. En écho à quelques légendes nationales, ce cas de figure, souvent rencontré dans le cinéma de genre japonais par la figure du puits (par exemple, dans L’empire de la passion de Nagisa Oshima, Gemini de Shinya Tsukamoto ou encore Ring de Hideo Nakata), illustre la sensation collective de claustration et d’annulation de l’extension territoriale. Dans L’île nue comme dans Onibaba, la mort en est la plus définitive des conséquences, d’un enfant dans le premiers cas, revêtant les attributs du démon dans le second.

Selon certaines croyances nippones, le premier homme y étant né, la mer est donc aussi mère. Telle une génitrice, elle est souvent celle vers laquelle on se tourne pour en finir ou tout recommencer : Takeshi Kitano se suicide souvent sur une plage dans les films dans lesquels il se met en scène (Sonatine, Hana-bi), tandis que la petite Kozue, s’y engouffrant avec conviction, sort de son mutisme dans Eureka de Shinji Aoyama. Son attractivité parfois morbide, outre qu’elle suggère la spécificité de l’appréhension japonaise de l’altérité, aimante aussi toutes les craintes, les passions, les inquiétudes et les espoirs culturels : ainsi, déjà, du premier documentaire japonais réalisé en scope, intitulé Le mur de la mer (1959).

à l'occasion du cycle La Mer du 11 juin au 12 juillet 2008