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L'homme-son


par Nicolas Thévenin et Dany Morel
propos traduits par Vincent Wang

Interview réalisée pour la revue Trompe Le Monde n°0 - juillet 2005



Millenium Mambo
Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang, Tsaï Ming-Liang ou encore Wong Kar-Waï le présentent comme humble et inventif, passionné voire obsessionnel. Depuis la Nouvelle Vague du début des années 1980, la texture sonore des films de Taïwan, et plus récemment de nombreux films d’auteur asiatiques, est souvent l’oeuvre du sound designer Tu Duu-Chih. Souci du détail, clarté des sons à l'arrière-plan, contraste entre densité urbaine et espaces intérieurs feutrés, sont ses principales signatures.
L'édition 2004 du Festival des 3 Continents consacrait un hommage et donnait la parole à cet homme de l’ombre, récompensé du Prix de la commission supérieure technique au Festival de Cannes 2001, pour Millenium Mambo et Et là-bas, quelle heure est-il ?. Un panorama d’une dizaine de films essentiels, une leçon technique et le mixage en direct du Lys brisé de Griffith (dont François Ripoche assurait la musique) sont donc venus éclairer l’activité de ce technicien-artiste majeur. Rencontre.


Je m’attache avant tout à apporter mon savoir-faire sur chaque film, à en améliorer les aspects techniques et artistiques, à trouver en permanence un compromis entre une approche créative personnelle et un artisanat au service d’un réalisateur. Le terme de « sound designer » n’est finalement qu’une continuité, sans doute assez juste, de ce que je suis à la base, ingénieur du son. A Taïwan, il y a de toute façon trop peu de techniciens pour qu’il soit possible de dissocier nettement les différentes spécialités et trouver des appellation adéquates.

Concevez-vous la bande son d’un film comme un musicien élabore la structure d’un morceau ?

La bande son d’un film n’est pas une composition à part entière. Lorsqu’elle est déjà avancée et que nous recevons la musique, nous la retravaillons pour qu’elle s’accorde encore plus au film. Nous la modulons, retouchons certains effets, manipulons ou ôtons des morceaux de mélodie, de façon à créer une symbiose entre le son, la musique et le film. Il s’agit de deux travaux complémentaires mais dissociés. S’il fallait faire une analogie avec la création musicale, symphonique par exemple, ce serait avec l’ensemble de l’équipe : l’ingénieur du son, le chef opérateur, le réalisateur ont chacun un instrument qu’ils savent manier, comme dans un orchestre.

Quels musiques écoutez-vous ou aimez-vous ? Influent-elles sur vos pratiques ?

Je ne suis pas vraiment porté sur un courant ou un style particulier. C’est fluctuant : en fonction des périodes, j’écoute de la musique classique, puis du jazz ou encore de la musique new age. Les cinéastes avec lesquels je travaille m’orientent également : Wong Kar-Waï m’a fait découvrir de vieux morceaux de rock, Tsaï Ming-Liang les standards chinois des années 50. C’est aussi en fonction de mon humeur : autour d’un verre, avec des amis, j’apprécie le jazz, mais sur ma moto, j’écoute du rock.

Dans La disparition de Lee Kang-Sheng, un plan-séquence très long, au cours duquel la caméra balaye un espace large dans un parc, montre la recherche désespérée d’un petit-fils par sa grand-mère. Comment avez-vous traité cette scène complexe ?

Cette scène a été tournée quasiment en caméras cachées, il m’était donc très difficile de travailler. L’espace était étendu, les figurants qui croisaient la protagoniste n’étaient pas au courant qu’il s’agissait d’un film. Nous avions simplement placé un mini micro HF sur l’actrice. Mais il y avait deux problèmes majeurs. D’une part, l’actrice courait sans cesse, ce qui créait des frottements, des bruits parasites ; d’autre part, pendant les dialogues, alors que sa voix était audible, nous n’entendions pas toujours ses interlocuteurs. Sur le papier, ces obstacles étaient impossibles à résoudre au tournage. J’ai donc passé une journée entière, en postproduction, à nettoyer cette scène, à en maquiller les défauts techniques. Heureusement, lors du tournage, un groupe de personnes âgées chantait, et nous avons pu enregistrer ces sons seuls, puis les étendre à la séquence entière, à différents niveaux, pour donner l’illusion d’une certaine homogénéité.

Cette expérience vous a-t-elle permis d’aborder plus sereinement Café Lumière de Hou Hsiao-Hsien, dont les conditions de tournage étaient proches, mais cette fois étendues à presque tout le film ?

Avec Hou Hsiao-Hsien, nous avons toujours travaillé dans des conditions proches : les personnages sont mis dans une situation, sans savoir que la prise de vues et de son a commencé. Nous avions donc déjà une certaine complicité avec l’équipe, autour de Hou Hsiao-Hsien, puisque cette expérience n’était pas nouvelle. Pour La disparition, il s’agissait d’un cas de figure assez rare. Les interlocuteurs de la vieille dame n’étant pas prévenus, en aucun cas leur réaction n’était prévisible. C’est une configuration que je n’avais quasiment jamais rencontrée, à l’inverse de Café Lumière.

Il semble qu’avec Tsaï Ming-Liang, les conditions de travail soient très différentes. La bande son est extrêmement rigoureuse et soignée.

Pour me focaliser sur un exemple récent, Goodbye, Dragon inn est le film le plus étonnant, au niveau de son scénario et sa structure, auquel j’ai jamais eu à faire. Lorsque Tsaï Ming-Liang m’a parlé de ce film, j’ai adhéré immédiatement. Je savais que le travail sur la conception de la bande son serait particulièrement ludique, pour une raison simple : Goodbye, Dragon inn n’est pas un mais deux films. Il fallait donc travailler sur Dragon gate inn de King Hu, un vieux film chargé de dialogues, de musique et d’effet sonores, alors que dans Goodbye, Dragon inn, le premier dialogue n’intervient qu’au bout de 45 minutes, la bande son est minimale, les personnages immobiles. Les deux films avancent parallèlement. Le début de Goodbye, Dragon inn commence avec la projection de Dragon gate inn, et se termine avec la fin du film projeté, à l’issue de la dernière séance de la salle. Il faut également signaler que Tsaï Ming-Liang avait filmé dans tous les recoins de ce vaste espace qu’est la salle de cinéma, ainsi que les moindres gestes et postures des personnages. Je pouvais jouer à volonté sur la distance et l’éloignement, sur les variations de l’espace entre la salle et la cabine de projection. La préparation était donc idéale. D’autre part, dans le film, il pleut à l’extérieur, et je pouvais piocher dans ces sons de pluie. La recréation de la dimension sonore de l’espace pouvait alors s’appuyer sur un nombre très large de possibilités. J’ai donc abordé ce travail avec amusement, et insisté alternativement sur certains détails : l’écoulement de l’eau à l’intérieur, la pluie, la réverbération, etc.

On remarque de plus en plus chez certains cinéastes français, ou plus lointainement chez David Lynch, une bande son qui s’apparente à un écrin qui couvre tout le film, éloignée d’une prise de son classique. Est-ce un mode de traitement du son que vous connaissez ou que vous avez déjà expérimenté ?

J’ai déjà travaillé de cette manière pour le cinéma expérimental, porté par et vers l’imaginaire, éloigné du réalisme. En temps normal, il est rare de travailler de cette manière sur un long métrage de fiction, en Asie. Ponctuellement, su certaines scènes, il arrive que la consigne soit de concevoir une bande son totalement détachée de ce qui se passe à l’image. Ce registre de l’imaginaire nous fait par ailleurs nous poser des questions vertigineuses : quels sont les sons de la lune, du matin, d’un fruit, etc. ?

Ces dix dernières années, les techniques d’enregistrement du son ont considérablement évolué, notamment avec l’avènement du numérique. Vous-même avez par exemple expérimenté le Kantar sur Café Lumière de Hou Hsiao-Hsien. En quoi cette évolution a-t-elle modifié votre façon de travailler ?

J’ai toujours suivi les évolutions matérielles, d’abord avec la postsynchronisation, puis sur la prise de son directe avec les Nagra, puis en mode optique, enfin avec l’arrivée du numérique, depuis le DAT jusqu’au Kantar, qui permet de travailler directement sur le disque dur. J’adore découvrir les nouveaux outils et je fais tout pour m’informer, me les procurer et apprendre à les utiliser. Certains regrettent la période où nous travaillions sur support magnétique, ils estiment que le son enregistré était plus chaleureux, avait une texture moins froide. Mais le numérique est encore comme un enfant, il doit grandir et s’améliorer. D’autre part, l’entretien et la conservation du son sont révolutionnés par le numérique. C’est une étape nouvelle, très prometteuse, en laquelle je suis confiant : les nouvelles technologies ne peuvent que perfectionner l’enregistrement du son, et je m’oppose farouchement à cette vision technique conservatrice.

A propos de "Clean", Olivier Assayas a déclaré que l’investissement du cinéaste dans la conception de la bande sonore d’un film était facilité par les outils numériques, ce qui représenterait une menace pour la fonction d’ingénieur du son. Comment recevez-vous cette nouveauté ?

La manipulation des logiciels se vulgarise effectivement, elle devient de plus en plus ergonomique, intuitive, mais tout cela reste complexe. Je passe presque 16 heures quotidiennement devant mes ordinateurs, et je crois que rien ne remplace cette discipline. La différence se fait au niveau des connaissances de l’étendue des possibilités qu’offre le matériel. Avoir une idée et construire des choses est faisable pour un cinéaste, mais par rapport à un ingénieur du son ou un technicien de postproduction, qui vit pour les techniques et maîtrise le vaste champ d’application de ses outils, l’écart est important dans l’optique d’un résultat maximal. La fonction d’ingénieur du son n’est donc pas menacée . Au contraire, elle a tendance à gagner en polyvalence.

Les systèmes de reproduction du son en salle ont également tendance à se diversifier : DTS, Dolby Surround, etc. Paradoxalement, la plupart des films américains semble formatée quant à la restitution du son en Dolby Digital. Comment considérez-vous ces systèmes, notamment le 5.1, que vous utilisiez cette semaine pour une leçon technique ?

Je suis évidemment obligé de me tenir au courant de ces techniques de restitution en salle, pour pouvoir moi-même mettre au point des solutions adaptées au cas par cas. Il est évident que certains films peuvent se passer de systèmes très perfectionnés. Un film est avant tout une interprétation, un travail individuel sur l’imaginaire rendu possible par ce qui passe sur l’écran. C’est donc avant tout un confort d’écoute pour le public, une somme d’effets pour brouiller les pistes et la réception. Créer une bande sonore très sophistiquée pour un film romantique, surchargée d’effets, type Star wars, serait par exemple complètement absurde, insensé.

Avez-vous déjà participé à la restauration sonore de films anciens, pour une édition DVD par exemple ?

Non, je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder ce type de travail, pour deux raisons. J’ai tout d’abord un emploi du temps très chargé, et il s’agit d’un travail qui prend énormément de temps, d’énergie et de recherche. Deuxièmement, la question de la restauration des films n’a été posée que très récemment à Taiwan, et personne n’a encore pris les choses en main. C’est un projet qui m’intéresse, mais je crois qu’il concerne un autre domaine professionnel et nécessite une approche archiviste et technique, voire scientifique, ce qui nécessite un apprentissage et des aptitude spécifiques. Mais lorsque ce secteur sera rôdé, si je m’aperçois que je peux y contribuer par mes compétences, alors je m’y plongerai.

Propos recueillis par Nicolas Thevenin et Dany Morel,
Traduits par Vincent Wang
Nantes, novembre 2004

Filmographie sélective Tu Duu Chih
2046 (Wong Kar-Waï, Hong-Kong, 2004)
Café Lumière (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 2003)
Drifters (Wang Xiaoshuai, Chine, 2003)
La disparition (Lee Kang-Sheng, Taïwan, 2003)
Goodbye, Dragon inn (Tsaï Ming-Liang, Taïwan, 2003)
Visible secret (Ann Hui, Hong-Kong, 2001)
Et là-bas, quelle heure est-il ? (Tsaï Ming-Liang, Taïwan, 2001)
Beijing bicycle (Wang Xiaoshuai, Chine, 2001)
Betelnut beauty (Cheng-Sheng Lin, Chine, 2001)
Yi Yi (Edward Yang, Taïwan, 2001)
The island tales (Stanley Kwan, Hong-Kong, 1999)
Les fleurs de Shangaï (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1998) (compositeur)
Happy together (Wong Kar-Waï, Hong-Kong, 1997)
Hold you tight (Stanley Kwan, Hong-Kong, 1997)
Goodbye south, goodbye (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1996)
Good men, good women (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1995)
Confusion chez Confucius (Edward Yang, Taïwan, 1994)
Le maître de marionnettes (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1993)
A brighter summer day (Edward Yang, Taïwan, 1991)
La cité des douleurs (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1989)
The terrorist (Edward Yang, Taïwan, 1986)
Taipei story (Edward Yang, Taïwan, 1985)
Un temps pour vivre, un temps pour mourir (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1985)
Un été chez grand-père (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1984)
Les garçons de Fengkuei (Hou Hsiao-Hsien, Taïwan, 1983)
Ce jour-là sur la plage (Edward Yang, Taïwan, 1983)