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La Ville en déclin


par Laurent Devisme



New York 1997, John Carpenter, 1981
Detroit, ville sauvage, Florent Tillon, 2010
Cleveland contre Wall Street, Jean-Stéphane Bron, 2010
Adieu Gary, Nassim Amaouche, 2009
Bienvenue à Bataville, François Caillat, 2007


Si l’ouest de la France est clairement marqué par de fortes progressions démographiques, ses métropoles pouvant régulièrement se projeter comme villes européennes en puissance via un marketing urbain effréné et une prospective souriante, cela tend à occulter d’autres réalités urbaines non moins importantes et significatives, connaissant des formes de déclin, partout dans le monde. Inséparable de l’histoire des villes, le déclin a pu prendre des formes bien différentes ; on le lie aujourd’hui souvent à la désindustrialisation et à la suburbanisation. Agir dans un tel contexte demande alors de réviser nos cartes mentales, nos théories de la ville, les acteurs urbains ayant quant à eux toujours été convaincus de la nécessité de la croissance.
Les situations urbaines de déclin renvoient principalement à des causes économiques, qu’il s’agisse de fermeture d’usine ou de crise des subprimes et de leurs conséquences, à des phénomènes culturels liés à la préférence pour d’autres modèles que ceux associant densité et diversité, ainsi qu’à des catastrophes climatiques. Le cinéma a pu certes documenter de tels phénomènes, mais aussi s’en saisir comme ressource de fiction, jusqu’au bord du registre du film-catastrophe, plus précisément du film post-apocalyptique. S’il existe désormais une catégorie schrinking cities décrite et analysée par des chercheurs en études urbaines (surtout des américains et des allemands)1, il reste à interroger cette condition métropolitaine filmée particulière qu’est la ville en déclin, abandonnée, en déprise.
Cette condition, avant même que d’être documentaire, a sûrement été fictionnelle, relevant d’un registre particulier, sous-genre de la science-fiction, qui passe par la mise en scène d’une apocalypse et de ses suites – la plupart du temps quelques héros humains doivent sauver la planète face à des mutants ou plus généralement des non-humains ou encore refonder une communauté voire une société après leur quasi-anéantissement. La science-fiction met alors aux prises avec une prospective rodée si ce n’est épuisée qui est celle du scénario- catastrophe et qui a pu être une modalité de la prospective territoriale à grande échelle (à l’opposé des scenarii « volontaristes » et « au fil de l’eau »). Le choix d’un film dans ce registre n’est pas évident mais New York 1997 (Escape from New York) réalisé par John Carpenter en 1981 cristallise plusieurs enjeux. Au croisement des thématiques de la ville underground, délaissée puis reconquise et de la société de la surveillance, l’histoire, haletante, est une parabole de la mise en abîme du pouvoir américain, telle qu’elle a pu se jouer pour de bon, vingt ans plus tard, suite à l’effondrement du World Trade Center provoqué par l’attaque terroriste du 11 septembre 2001. L’intrigue se déploie sur fond d’une explosion de la criminalité et d’une singulière réalité urbaine, Manhattan devenue la plus grande prison du monde, le repaire de tous les déviants (jouant clairement sur le déclin de la ville-centre à cette époque) qui n’ont plus qu’à s’auto-organiser mais sont pris dans une insularité radicale : ils ne peuvent sortir, par quelque moyen que ce soit. Le Duke de New York y fait régner la terreur. Lorsque des « représentants du peuple » détournent l’avion Air Force One pour le faire s’écraser sur l’île, le président américain, sauvé du crash grâce à une coquille indestructible, devient l’otage du Duke et c’est à un quasi merce- naire, Snake Plissken, qu’il revient de le ramener sain et sauf, en 24h chrono, lui et une si précieuse mallette... Film d’action d’un bout à l’autre, intrigue à suspens s’il en est, ce film utilise donc New York en toile de fond (il a en réalité été tourné à Saint-Louis, Missouri, qui avait alors été touché par un grand incendie), Carpenter utili- sant ensuite plutôt Los Angeles dans ses autres films (Los Angeles 2013, 1996), dans des versions toujours dystopiques.
Les lecteurs attentifs à la dimension spatiale de ce film peuvent s’arrêter sur les manifestations de l’insularité comme sur les technologies de contrôle qui l’accompagnent, sur la mise en scène de la déréliction (brutale, ce sont les débris de l’avion – plus lente, c’est la ville désertée : l’ancienne bibliothèque municipale avec désormais un puits de pétrole, le théâtre reconverti en ring...). On peut aussi répertorier les aspérités urbaines de nuit, avec un éclairage devenu sporadique (des candélabres de la voiture du Duke aux bougies, sans oublier les braseros dans la gare). Manhattan est ici d’abord la ville des bas-fonds, tenue par un black qui, dans sa Cadillac peut faire régner l’ordre sur Broadway.

Ville de tags aussi, ville qui reste humaine sous la figure de ce chauffeur de taxi qui semble détenir le dernier yellow cab de la ville. Central Park en friche est évidemment frappant comme l’est le pont de la 69e rue, le seul qui permette de rejoindre le mur, parsemé de mines, dernière promesse de retour pour les héros.
Le film reste ambivalent comme le note Hélène Frappat : « d’un côté, le récit repose sur ce que John Carpenter dénonce comme un mythe, à savoir l’augmentation de l’insécurité sur le territoire des États-Unis, d’un autre côté il dévoile la véritable menace, bien plus terrifiante, qui pèse sur l’Amérique, à savoir l’implosion de ses propres valeurs dès lors qu’elles se condamnent à une caricature puritaine d’elle-même. » (Les Cahiers du cinéma, collection Carpenter). Réalisé en pleine Guerre Froide dont il extrapole bien des tendances, ce film peut aussi être qualifié d’anticipation, dans une période riche à cet égard : réalisé juste après Mad Max et juste avant Blade Runner ou encore Brazil.
Il est des occasions, dit-on, où la réalité dépasse la fiction. C’est aujourd’hui la ville de Détroit qui pourrait incarner une telle occasion (et nous aurions pu programmer Robocop de Paul Verhoeven s’il fallait rester dans le genre de la fiction !). Elle figure en tous cas aujourd’hui l’archétype de la ville décroissante américaine. Particulièrement en raison de la faillite de l’industrie automobile locale (le Big 4) ayant symétriquement porté au pinacle ce fait urbain au XXe siècle. Mais le déclin démographique de Détroit, lié à cette crise, doit aussi être relié au phénomène, plus ancien, du white flight vers les banlieues2. Détroit, ville sauvage est un récent documentaire de Florent Tillon qui part en quête des paradoxes de cette ville à la fois postcatastrophique (voir la récurrence des travellings de maisons vides, squattées et en voie d’effondrement dans différents reportages concernant la ville) et qui attire de nouveaux pionniers. Il est d’abord question dans ce film d’une dimension apocalyptique, « le syndrome d’une évacuation » comme l’exprime le réalisateur, soutenu par des images des grands équipements aujourd’hui vides ou en voie de démolition : la gare, l’East Town theater, le Tiger stadium. Chaque fois, les images sont autant d’occasions de réminiscences d’une époque où l’on croyait ferme à la réconciliation homme– machine. Aujourd’hui, des figures solitaires tra- versent des espaces démesurés – à l’image du black et son caddy. C’est aussi la toponymie qui renvoie au temps des fondateurs et de ces fran- çais venus dans le Nouveau Monde : Antoine de Lamothe-Cadillac, fondateur du fort Ponchartrain de Détroit ou encore Lafayette, tous les deux plus connus pour leur passage en Louisiane au XVIIIe siècle. On s’arrête même sur « Carpenter street »... Le film est ensuite attentif au « retour » de la nature, avec les temps des insectes, des faucons puis des plus gros animaux, sans exclure les chiens laissés à l’état sauvage dont les gros pitbull que traque le service « animal control ». Détroit est désormais, comme la plupart des faits urbains américains, d’abord une ville de flux : « l’autoroute devient une sorte de lieu spirituel », espace-temps de méditation et d’éventuelle contemplation de ces lieux-emblèmes de la ville (de l’époque du « Time marches on » comme le lance la voix enjouée d’un publi-reportage de la grande époque) à l’image du Pneu Uniroyal qui fait penser aux canards mis en avant par Venturi, Scott-Brown et Izenour3. Le documentaire permet de saisir aussi ce qu’a pu être un temps de « reconquête », très relative, de la ville et via des modèles urbains pour le moins contestables. Ainsi de ce General Motors Renaissance Center construit en 1977 ou encore du people mover, métro automatique que l’on retrouve dans quelques autres villes comme Miami et qui, ici, fait plutôt penser au passage fantomatique d’un objet circulant sur un anneau de Moebius qu’à un mode de transport en commun. Car c’est bien le commun de la ville qui est en question, alors qu’il a été si fort autour d’une industrie puis de la musique (rappelons que le label Motown est né à Détroit en 1959, produisant par exemple les Jackson Five puis Michael Jackson) ; est-il aujourd’hui constitué par des consommateurs dans un réseau circulant ou encore par ceux qui réinvestissent la ville dans des projets communautaires autour d’une nouvelle agriculture urbaine ? On peut en douter et comme le réalisateur, retenir une opposition entre des pionniers, toujours attirés vers l’au-delà et des constructeurs. Reste une tonalité particulière, le spectre de Buyck, Pontiac, Chevrolet, Cadillac, le fond musical du blues et, malgré l’hôtel générique Mariott, cette idée d’une ville singulière. Si Détroit « la ville afro-américaine qui rétré- cit »4, la ville qui est en faillite financière, est ainsi désormais quasiment un nouveau lieu de pèlerinage, rares sont ceux qui désirent s’y installer. Florent Tillon, plus récemment, a réalisé Las Vegas Méditation, un film qui invite aussi à réfléchir à cet autre « modèle urbain » qui continue de fasciner dans bien des régions du monde et qui, plus que tout autre sûrement, relève de cette maxime : « Nous avons été bâtis sur l’imagination ».
L’actualité des villes américaines désertées ren- voie d’abord à une crise d’un autre ordre, celle souvent nommée financière et plus particuliè- rement liée aux subprimes. Il est dès lors plus qu’utile de revenir à la dimension économique de la production de l’espace. C’est sous une forme singulière que se présente Cleveland contre Wall Street, un film de Jean-Stéphane Bron sorti en 2010 qui met en scène un procès. Fiction ?

S l’on veut, à ceci près qu’il n’y a pas d’acteur et que chacun joue son propre rôle, dans des témoignages qui n’ont pas été écrits ou repris - entre réalité et fiction donc, clin d’œil au dernier numéro de notre revue Lieux Communs5. Le réalisateur porte l’idée du maire de Cleveland d’un procès contre les banques, avec cette question simple : sont-elles ou non responsables de la situation dans laquelle se trouve la ville, éminemment concernée par les saisies immobilières et les expulsions de familles ? La trame du film suit la temporalité du procès, interrogatoires et contre-interrogatoires, entrecoupée d’images de la ville, principalement les quartiers est dont Slavic village. Le fil directeur est alors celui des fenêtres barricadées, la traverse des quartiers les montre tout-à-fait fantomatiques, à l’opposé de ce que de nombreux habitants ont connu plus jeunes, dans une adéquation entre espace et communauté. Le film est didactique comme le sont ces phases de témoignage et d’explications en direction d’un juré populaire. Si l’on saisit les mécanismes de titrisation, le rôle des courtiers en prêts hypothécaires, on accède aussi à la compréhension de logiques sociales : celle d’abord du rêve américain mais aussi le rôle des trajectoires personnelles, de l’éducation et de la culture. Et puis, clairement, des questions de philosophie politique qui tournent autour du rapport individu-société, de la culture du risque, du libéralisme économique. Les images urbaines sont assez rares ici (quelques vues aériennes au départ, les travellings) mais la vue de l’un des témoins sur le canapé d’un perron d’une maison dévastée opère de manière très ef- ficace pour exprimer le dénuement face aux mé- canismes financiers dont l’un des témoins est venu expliquer le rôle de son logiciel à cet égard. La dimension spatiale n’est présente qu’en filigrane. Le film permet aussi, tout le temps, de s’interroger sur les mérites et modalités de dif- férents types de régulation dont celle, politique, de favorisation de l’accession à la propriété. S’il fallait chercher une illustration au « gouverner par les instruments », en voilà une, laissant plus que perplexe suite aux propos du président américain lors d’une émission de télévision de CNN et qui, face à une habitante de Cleveland, déclare que « nous allons changer ça » (les pratiques des banques). Si l’idée de filmer un pro- cès n’est pas nouvelle (on peut renvoyer aux audiences filmées par Depardon par exemple), l’idée d’en installer un – comme on installe une pièce de théâtre – est loin de perdre en efficacité. Elle associe finalement un portrait de communauté à une explication de texte des mécanismes économiques qui produisent le logement, cette « marchandise impossible » !
Adieu Gary est certes une fiction (2008), mais d’un genre tout opposé à celui développé par Carpenter ! Nassim Amaouche est parti du décor de la cité blanche de la vallée du Teil en Ardèche (une cité patronale bâtie dans les années 1880 autour de la première usine de ciment Lafarge) pour élaborer la trame d’une histoire où le déclin s’exprime d’abord par l’arrêt de la principale activité industrielle et donc la suspension de la vie professionnelle d’un ouvrier (Francis) de l’ancienne usine qui persévère tout de même dans la réparation de la dernière machine restée dans les lieux. L’intrigue tourne autour de lui, de son fils et de leurs voisins, dans une cité décrépie gagnée par le trafic de drogue et une jeunesse qui doit tuer le temps. Le fils de Francis qui revient au début du film (après un temps de prison), Samir, cherche à y reconstruire sa vie avec de maigres appuis. Le seul travail possible semble être celui au supermarché, rythmé par les opérations promotionnelles plus dérisoires les unes que les autres. Le projet le plus réaliste dans cette ville semble être celui de la quitter (« when you live in a small town, you know that you wanna get out » chantait Lou Reed avec John Cale dans le titre Small Town). L’ancien local des travailleurs sociaux se transforme en mosquée, un nouvel équipement autour duquel une vie sociale semble pouvoir se reconstruire.
Plusieurs plans filment le quasi désert extérieur, sous la chaleur, des figures solitaires, juxtaposées. Le burlesque peut faire une ou deux apparitions, telle cette arrivée en Mercédès montée sur les rails. C’est d’abord la mise à l’épreuve des liens sociaux qui est le sujet principal et on voit comment l’espace peut être une ressource ou un handicap.
Certes la ville du Teil (8000 habitants environ, une donnée qui stagne depuis les années 1930) n’est pas comparable à Détroit ou d’autres villes du Michigan et de l’Ohio prises dans ce que l’on nomme la rustbelt, mais, effet d’échelle mis à part, on retrouve bien des passerelles dans les thématiques de ces villes souvent construites autour de « châteaux » industriels. Plutôt comparable à Guise dans l’Aisne (avec cité, église, école, hôpital, magasins, caisse de secours) avec une renommée des propriétaires de l’usine et des ouvriers longtemps vus comme des privilé- giés dans la région, la ville du Teil est ici le sup- port de la mise en scène d’urbanités qui ren- voient à un monde qui se met à vaciller à partir des années 1980 et qui s’est largement accentué dans les pays dits développés. C’est aussi cette problématique de l’après-ville industrielle que l’on retrouve dans le dernier film retenu pour ce cycle et qui croise également la question de la production des villes nouvelles.
Bienvenue à Bataville, de François Caillat (2007) raconte « l’incroyable histoire d’une utopie patronale » avec la voix off, quasi divine, de Tomas Bata, fondateur de cette ville nouvelle en Lorraine – plus précisément au sud de la Moselle - en 1931 et dont l’usine a définitivement fermé ses portes en décembre 2001. François Caillat réalise un documentaire qui met en scène un contraste entre images d’archives témoignant d’un univers à l’ordre social parfaitement réglé et figement actuel, les traces étant à peine perceptibles, recouvertes par la nature. Entre morceaux rejoués de l’harmonie (cette harmonie municipale, cœur de la communauté), évocation d’une ville aérée et à la conception moderne (aux parcelles de maisons aujourd’hui impeccables) et portrait d’un monde industriel (les ouvrières, le chef du personnel, la dame aux œillets, le trompettiste, le président du supporter club de foot, la couturière, l’institutrice, le directeur, l’entraîneur) le film a souvent une connotation nostalgique de ce qu’a pu être « une vie de cité » mais il est, à plusieurs moments, proche d’un comique de situation, évitant les travers d’une lecture unilatérale, souvent à l’œuvre et qui consiste à dire « qu’hier, c’était mieux » (comme on l’entend à la fin du film de la voix off : « nous avons parcouru un chemin magnifique »). Le fils Bata que l’on peut voir discourir devant un globe terrestre témoigne bien de cette usine qui a tôt été un modèle d’industrie se globalisant (Bata a construit en Australie, au Canada, en Inde, au Chili). On a pu dire, d’ailleurs, que Zlin, ville tchèque de la première usine Bata, est véritablement le Détroit de la chaussure – Bata a pu du reste « admirer » les usines de Henry Ford dans cette ville en 1919... Aujourd’hui, avec ce film, il n’est pas tant question d’une ville en déclin (la région l’est clairement en revanche) que de la réminiscence d’un modèle, où le réalisateur joue de nombreux reflets pour désigner le passage du temps. Cette histoire se trouve être racontée depuis un territoire que l’on imaginait à mille lieux de telles agitations, et pourtant ! La fabrique urbaine comme les urbanités sont partout.

Notes

1. Voir S. Fol et E. Cunnigham-Sabot, “Déclin urbain et shrinking cities. Une évaluation critique des approches de la décroissance urbaine”, Annales de géographie, 2010/4, pp. 359-383.

2. Cf. Jean-François Staszack, “Détruire Détroit. La crise urbaine comme pro- duit culturel” Annales de géographie, n°607, mai-juin, 1999, pp. 277-300.

3. Venturi, Scott-Brown, Izenour, “Learning from Las Vegas, the forgot- ten symbolism of architectural form”, Cambridge, MIT Press, 1972.
4.Voir Allan Popelard, Paul Vanier, Le Monde Diplomatique, janvier 2010.

5. Voir Lieux Communs n°16, octobre 2013, numéro coordonné par Élisabeth Pasquier et Emmanuelle Chérel.