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Reconstructions : interviews de Hirokazu Kore-eda, Shinji Aoyama et Nobuhiro Suwa


par Nicolas Thévenin et Antoine Ledroit



INTERVIEW DE HIROKAZU KORE-EDA

Pourquoi avez-vous réalisé
Maborosi et Nobody knows ?
Concernant Maborosi, l’essence de ma motivation était sans doute l’envie même de réaliser un film. Et j’ai réalisé Nobody knows car j’avais envie de me rapprocher du jeune protagoniste de l’histoire par l’intermédiaire du cinéma.

Est-il difficile de faire du cinéma aujourd’hui au Japon ?
Comparé à l’époque où les films étaient tournés en studio, je pense que c’est devenu considérablement plus facile. De nos jours, plus de 400 films sont produits au Japon chaque année, si l’on considère qu’un film existe du simple fait qu’il a été tourné. Il est en revanche plus compliqué de faire un film qui soit un succès public tout en restant fidèle aux intentions du réalisateur, sans ingérence, et sans compter sur le soutien financier des chaînes télévisées.

Quelles sont la visibilité et la réception de votre œuvre au Japon ?
En règle générale, je compte avant tout sur la diffusion dans les centres culturels (art houses), et selon les possibilités, j’élargis un peu le champ en doublant d’une diffusion dans les cinémas multiplexes. Mes films sont plus ou moins appréciés et reconnus, mais je m’en préoccupe assez peu. Aujourd’hui, tout ce qui m’importe est de savoir si j’ai réussi à atteindre les objectifs cinématographiques et artistiques que je me suis fixé pour chaque film.

Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
Probablement le doute, le questionnement. Comprendre ce que je ne comprends pas, peu importe le sujet. Cela peut concerner un fait divers réel et l’état d’esprit des personnes impliquées, ou le fonctionnement cérébral humain relatif à la "mémoire". Tout m’intéresse.

Vous sentez-vous proche de Naomi Kawase, Shinji Aoyama, Katsuhito Ishii et Nobuhiro Suwa ?
Je pense que nous n’avons aucun point commun, si ce n’est que nous réalisons actuellement des films en marge de l’industrie cinématographique dominante. Mais si cela nous rapproche, alors cela nous donne aussi des affinités avec un grand nombre de cinéastes à travers le monde.

Quelle est, selon vous, votre place dans le cinéma mondial ?
Je ne me suis jamais posé cette question. Je dirais simplement que je suis heureux et conscient d’être lié au reste du monde à travers le cinéma.
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INTERVIEW DE SHINJI AOYAMA

Pourquoi avez-vous réalisé
Eureka ?
J’ai simplement contacté mon producteur en lui faisant part de mon désir : réaliser un film de 3h, en monochrome, dont la première partie serait un thriller psychologique, la seconde un road movie.

Est-il difficile de faire du cinéma aujourd’hui au Japon ?
J’ai toujours réalisé des films comme je le pouvais et non comme je le voulais. Je dois en permanence m’en remettre à mon producteur, qui gère les capitaux. Heureusement, j’ai jusqu’à présent réussi à travailler sans me fâcher avec lui. Mais personne ne sait combien de temps cela va encore durer.

Quelles sont la visibilité et la réception de votre œuvre au Japon ?
Si j’ai répondu précédemment que je ne savais pas ce qui allait se passer à l’avenir, c’est que mes films ne sont soutenus que par un public restreint et quelques critiques de cinéma. Ils ne sont jamais en tête du box office. Je suis conscient et préparé au fait qu’à n’importe quel moment, je pourrais ne plus pouvoir tourner. Fassbinder disait lui-même : "Je continue à tourner tant que je ne pénalise personne financièrement."

Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
Imaginons John Ford et Jean-Luc Godard réunis dans une même pièce. D’autres réalisateurs et acteurs viennent leur rendre visite à tour de rôle, et ils élaborent ensemble toutes sortes de projets, autour d’une bouteille de vin et en échangeant quelques plaisanteries. Le paysage qui s’étend au-delà des murs est celui des dessins de ma femme, l’actrice Maho Toyota. Telle est mon approche de la matière.

Vous sentez-vous proche de Naomi Kawase, Hirokazu Kore-eda, Katsuhito Ishii et Nobuhiro Suwa ?
C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre. Mis à part leurs premiers films, je ne connais absolument rien de leurs œuvres respectives. Non pas que cela ne m’intéresse pas, mais je crains à l’inverse que ma façon de penser ne soit influencée par la leur. Nous nous connaissons tous au moins de vue, et il est arrivé à une époque que nous travaillions avec la même équipe, notamment avec Nobuhiro Suwa, Hirokazu Kore-eda et Naomi Kawase. Les choses ont changé depuis, mais je n’ai jamais interrogé mes techniciens sur les différences ou points communs que j’ai avec ces réalisateurs. Je suppose que si vous demandiez à chacun d’entre nous quels sont nos films de chevet, vous obtiendriez des réponses très variées. Mais je ne fais bien sûr que supposer.

Quelle est, selon vous, votre place dans le cinéma mondial ?
J’ai un très grand nombre d’amis à travers le monde. En France, en Allemagne, au Portugal, en Italie, aux Etats-Unis, en Iran, en Chine… Mes films ne sont rien de plus qu’un clin d’œil, une salutation que je leur adresse. Mais j’ose espérer que ce petit geste touchera des personnes de tous horizons, et qu’en retour elles me feront signe, même dans plusieurs dizaines d’années. C’est ce que j’ai ressenti quand j’ai découvert les films de Griffith. Je crois que la force du cinéma est précisément sa capacité à nous surprendre en permanence.
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INTERVIEW DE NOBUHIRO SUWA

Pourquoi avez-vous réalisé
H Story ?
L’idée de réaliser un film à Hiroshima est née suite à ma rencontre avec Robert Kramer. Médecin de profession, le père de Robert faisait partie de l’équipe d’investigation missionnée à Hiroshima et à Nagasaki juste après les bombardements atomiques de 1945. Suite à cette expérience, il est devenu quasiment autiste et s’est suicidé peu de temps après son retour au pays. Robert n’a jamais eu l’occasion de discuter de cet épisode avec son père. Hiroshima demeurait pour lui un mystère et il a toujours eu le désir très fort d’en faire un film. Quant à moi, j’ai grandi à Hiroshima et ma grand-mère fut une des victimes de la bombe. Elle m’a souvent parlé de ce jour tragique du 6 août 1945 et pourtant, je n’avais jamais eu l’envie de tourner un film là-bas. Un jour, Robert m’a demandé ce que Hiroshima représentait pour moi. C’était une question très simple, mais je n’ai pas su y répondre. Je n’avais aucun mot pour parler de Hiroshima. Ce fut un véritable choc pour moi. La différence de nos deux perceptions quant à cette ville m’a beaucoup intéressé. Je lui ai alors proposé que nous co-réalisions un film ayant pour thème principal Hiroshima. Robert est décédé brutalement avant que le projet ne se concrétise, mais c’est comme ça que H Story est né.

Est-il difficile de faire du cinéma aujourd’hui au Japon ?
À mon niveau, c’est difficile. La production cinématographique japonaise a considérablement augmenté ces dernières années, et les spectateurs japonais tendent à préférer les productions locales aux films étrangers. Comparée à la période antérieure de stagnation, la situation peut donc sembler favorable, mais en réalité la survie des petits films devient de plus en plus difficile en raison de l’implantation croissante des multiplexes. Les films et le public ciblé se divisent principalement en deux grandes tendances : d’un côté les films de divertissement adaptés de manga ou de romans à succès à destination d’un public jeune, de l’autre les films à gros budget à destination d’un public de retraités. Du fait de l’industrialisation du milieu cinématographique, mes films ont de plus en plus de mal à exister.

Quelles sont la visibilité et la réception de votre œuvre au Japon ?
Mes films sont projetés uniquement dans des petites salles (mini theaters) et pour une très courte durée. Même à Tokyo, leur diffusion se limite à une seule salle. Comparés aux productions mainstream, mes films font un nombre d’entrées dérisoire et ne sont quasiment pas connus du public japonais. Concernant H Story, son succès au box office a été minimal et les critiques en ont à peine parlé. Le film est pourtant sorti en août, mois de la commémoration de la bombe atomique, mais aucun des journaux et revues importants ne s’y est intéressé. Mes films ne sont reconnus que par un nombre limité de cinéphiles et de personnalités du cinéma, et ma principale réputation est celle de "réalisateur qui travaille sans scénario".

Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
Je m’inspire essentiellement de mon propre quotidien.

Vous sentez-vous proche de Hirokazu Kore-eda, Naomi Kawase, Shinji Aoyama et Katsuhito Ishii ?
J’ai le sentiment d’avoir une certaine connivence avec Hirokazu Kore-eda, notamment du fait que nous sommes tous deux passés du documentaire à la fiction. Les autres réalisateurs me semblent avoir une approche totalement différente du cinéma. Notre appartenance commune à la société japonaise contemporaine nous a conduit à penser qu’il est vain de croire en de grands récits ou à l’Histoire, mais j’aime à penser que ce phénomène n’est pas uniquement japonais. C’est précisément la diversité de nos œuvres qui me paraît intéressante.

Quelle est, selon vous, votre place dans le cinéma mondial ?
De jeunes réalisateurs et personnalités du cinéma européen et plus particulièrement français me soutiennent, et mes films ont une visibilité bien meilleure à l’étranger qu’au Japon. J’en ai pleinement conscience et cela m’encourage. Je n’ai aucune idée de l’influence que peut avoir mon travail sur le cinéma mondial. Je ne pense pas occuper une "place" quelconque, et j’espère pouvoir continuer à réaliser des films au gré de mon évolution.
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Propos traduits par Léa Le Dimna.

Remerciements à Alain Jalladeau, Valérie-Anne Christen et Keiko Mizuno.

Naomi Kawase, au Festival de Cannes pour y présenter son film
La Forêt de Mogari, et Katsuhito Ishii, actuellement en tournage, n’ont pas pu nous répondre.