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Ta mère en numérique devant le cinoche


par Wilfried Thierry



De la diffusion d'images en mouvement au cinéma à l'ère du numérique.

René

Entre cinéma et vidéo, le problème n'est pas de choisir - bien au contraire - mais de différencier, le film d'un côté, la bande de l'autre. Il est vrai que les deux supports ont tellement de ressemblances qu'on a parfois du mal à se souvenir de ce qui les sépare, dans les deux cas il y a fabrication d'images analogiques en mouvement par un dispositif optique monoculaire conditionné par des niveaux de lumière (Françoise Parfait, Vidéo: un art contemporain). Une ressemblance qui suffit à les confondre, à parfois même faire douter l'oeil exercé, tant l'ardeur de certains auteurs à faire passer l'un pour l'autre est grande. Et pourtant l'ancêtre à ses charmes que le cadet lui envie, et celui-ci la légèreté jamais atteinte par son aïeul.

Les similitudes techniques s'arrêtent une fois que la lumière a franchi la lentille, s'ensuivent deux processus bien distincts: d'un côté, une suite de photogrammes à une cadence de vingt-quatre par seconde, on va reproduire un mouvement en le photographiant à un rythme régulier, certes assez lent mais la persistance rétinienne va faire le travail de recomposition du mouvement (même si cela n'est parfois pas suffisant, par exemple lors de rapides travellings latéraux). De l'autre, une décomposition du spectre lumineux enregistré en signal fréquentiel (je n'entrerai pas dans les détails quant à la description des différents supports qui dissèquent ce spectre, puisqu'ils sont très variés : analogique/numérique, mono/tri CCD…) et une reproduction de l'image décomposée en points affichés simultanément pour le scintillement ou par lignes interposées pour le balayage dont la fréquence sera relative à l'intensité du courant électrique (50 Hz pour le PAL et 60 pour le NTSC). Ces caractéristiques, qui peuvent sembler un peu ésotériques, ont tout de même leur importance; dans une salle de cinéma imaginez un peu une bonne vieille VHS vidéo-projetée sur un écran géant... Et même si la technique s'est améliorée, la bande vidéo n'a pas la "chaleur", ni le grain, ni cette réponse aux basses fréquences chères aux films. On pourra me reprocher de faire cas de peu de choses, mais allez dire à un mélomane qu'un Compact Disc et un vinyle c'est la même chose...

La vidéo a tout de même rapidement attiré les cinéastes, en effet, peu de temps après que les artistes se sont emparés de ce médium, des réalisateurs se sont intéressés au support, Godard en tête. Et, bien évidemment, si la vidéo n'avait rien amené de différent par rapport au cinéma, on voit mal pourquoi elle aurait jouit d'un quelconque attrait... C'est son image électronique qui fascine, qui permet des manipulations basiques sans avoir recours à un laboratoire et sans engager de grands frais; mais aussi son coût qui est - et cela va croissant avec le temps - bien moins élevé que les supports cinématographiques, notamment la bande; une nouvelle liberté s'imposera ainsi à des travaux parallèles sans producteurs, je pense par exemple aux scénarios vidéos que présentait Godard pour l'avance sur recettes. La taille des caméscopes va devenir également un nouvel attrait, permettant de nouvelles configurations, frôlant parfois le ridicule (Lars Von Trier et ses 100 caméra pour une scène de Dancer In The Dark), mais permettant tout de même des prises de vue différentes et une plus grande facilité à expérimenter pour un plus grand nombre (même si on voit trop souvent des vidéos essayant de copier le cinéma plutôt que d'essayer de créer un langage propre).

La vidéo a su créer un rapport direct au réel, offrant un outil à des cinéastes qui n'auraient pu émerger sans ce support discret, léger et peu onéreux; un cinéma clandestin, hors la loi dans son propre pays. Le cinéma chinois est un bel exemple de cette vivacité offerte par la vidéo, en marge d'un cinéma officiel. Lou Ye en fera même un éloge au début du film Suzhou River, dans lequel le personnage principal explique sa pratique de vidéaste professionnel, la suite sera un prolongement de ce travail dans lequel l'image-documentaire se transforme en fiction, par l'addition d'éléments cinématographiques, un plan de coupe et la fiction se met en marche. Jia Zhangke revendique également ce statut clandestin de la vidéo, ainsi dans Plaisirs inconnus ses personnages principaux se retrouvent à vendre des DVD pirates de ses propres films ainsi que ceux de son chef opérateur Yu Lik-wai, vantant les mérites du cinéma underground. Dans la continuité de cette utilisation (en oubliant la clandestinité) je pense aussi à René, dernier film d'Alain Cavalier, entièrement tourné en DV (Digital Video). Le cinéaste suit le parcours d'un comédien (de ses amis) qui a décidé d'entamer un régime, ce bref incipit documentaire donne lieu à une fiction délicate et à des scènes d'une véracité troublante que l'auteur n'aurait peut-être pu capter s'il avait été entouré d'une équipe de tournage. En effet, Alain Cavalier a assuré seul l'intégralité du film.

Dans un dispositif fictionnel, les images vidéo vont jouer de leur rapport à l'image télévisuelle et jouir d'une sorte de statut d'image-vérité (même si la légitimité de ce statut est bien évidemment discutable). En effet, de nombreux réalisateurs vont utiliser l'image électronique ou numérique afin d'ancrer leur récit dans le réel, les auteurs du dogme en tête. Tout cela n'est qu'apparat et joue sur des habitudes visuelles (ou télé-visuelles) conférant une valeur documentaire à des images vidéos prises sur le vif - je pense notamment à Gummo d'Harmony Korine qui commence son film par des images vidéo saturées d'une tornade plaçant dès le début son film à la marge du documentaire et de la fiction, je pense également à la campagne de publicité du Loto, composée de séquences tournées camescope au poing par d'anciens gagnants, image hypothétique d'une réalité envisageable par le spectateur. Chez ce spectateur la relation à l'image électronique est souvent liée à une expérience télévisuelle, les habitudes se créent au fur et à mesure, ainsi on va pouvoir rapidement associer une image sans lumière travaillée à une image de reportage, prise sur le vif, parfois considérée par le spectateur comme image-vérité. C'est ainsi qu'on voit de plus en plus fréquemment le cinéma avoir recours à ces images télévisuelles (parfois même tournée sur pellicule…).

Aujourd'hui, on ne peut plus évoquer la vidéo sans parler de la révolution numérique. C'est sur ce terrain que beaucoup de choses vont se jouer, le numérique, qui a déjà envahi la musique, joue de son principal atout: le traitement non destructif. Le vidéaste va pouvoir monter, traiter, filtrer ses images en ayant toujours accès à la source originale sans la dégrader, offrant ainsi un terrain d'expérimentation sans risque pour les rushes. Deuxième avantage de cette caractéristique, on va pouvoir copier sans dégradation, conserver à l'état original (après conversion numérique si l'œuvre originale n'a pas été enregistrée sur ce support), fini donc les restaurations de copie de films à prix exorbitant, fini les copies qui se cassent, fini les imperfections de la pellicule (à ce moment les amoureux du film laissent glisser une larme, mais…). Ne tirons tout de même pas la sonnette d'alarme, les guitaristes et les batteurs existent toujours et le vinyle se porte à merveille... Et n'oublions pas que dans un contexte économique toujours plus libéral, le cinéma d'auteur sera peut-être sauvé par la DV dont les progrès en font un support de plus en plus performant. Au risque de perdre le cinéphile, le numérique va prendre de plus en plus de place dans la production cinématographique; il reste juste à espérer qu'à l'heure où les salles projettent de diffuser les oeuvres en numériques il nous sera encore possible de voir des films (au sens premier du terme).

Par flemme de trouver une conclusion (il est surtout trop tôt pour conclure sur le sujet), je finirai par une citation de François Truffaut (que ceux qui ont pu visionner des DVD de la collection Les films de ma vie connaissent déjà): " Je n'aimerai pas voir un film pour la première fois en vidéo ou à la télévision, on voit d'abord un film en salle. Cinéma et vidéo, c'est exactement la différence entre un livre qu'on lit et un livre qu'on consulte (...) ". Parfois on est obligé de consulter le livre car il est impossible de le lire ; la vidéo m'a fait découvrir des films que je n'aurais jamais pu voir en salle.


Wilfried Thierry - décembre 2003