Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Danse / Cinéma


par Stéphane Bouquet



Beau Travail
Beau Travail
Tout d’abord, une évidence : danse et cinéma ont un profond point commun. Tous les deux sont des arts du mouvement. Comment un danseur traverse une scène, comment une actrice traverse un plan, sont une façon de dire comment ils habitent le monde : avec vitesse ou lenteur, avec joie ou tristesse, avec les autres ou sans eux. La rencontre entre danse et cinéma était donc inévitable et elle eut lieu bien des fois. On laissera de côté ici un pan entier des échanges (le cinéma dans la danse) pour se concentrer sur l’autre : la danse au cinéma. Dès le début du cinéma, la danse est un sujet de prédilection : les opérateurs des Frères Lumières se passionnent pour les danses tyroliennes, javanaises, égyptiennes, etc. D’après l’historien Richard Abel, la moitié des films réalisés par la Gaumont entre 1900 et 1902 sont des films de danse. C’est dire.
Comment peut-on comprendre ce lien ?
Giorgo Agamben dans Notes sur le geste humain dit que vers 1850, les citadins ont commencé à perdre leurs gestes. "Dès la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie occidentale avait définitivement perdu ses gestes." Ils ont perdu leurs gestes précisément parce que n’a cessé de s’inventer alors des techniques de déplacement, de mouvement, qui dépossédait l’homme de la maîtrise de ses mouvements. Téléphone, bicyclette, mécanisation, chemins de fer, etc, sont venus comme désorienter l’homme dans son environnement.
Selon Agamben, danse et cinéma prennent acte de cette désorientation et proposent de retrouver les gestes perdus, ou d’en inventer de nouveaux. Il rejoint en cela l’explication de Deleuze : pour lui cinéma et danse prennent acte du passage à un nouveau régime de mouvement. L’ancien régime du mouvement : régime de la pose ou de l’instant privilégié. Dont la danse dite classique serait un bon exemple : parce qu’elle donne de l’importance aux postures et aux poses. Le passage d’une forme à une autre "étant dépourvu d’intérêt en lui-même." (Bergson)

Depuis il y a eu des films de danse tous azimuts : captations de spectacles ou recréations de ballet pour la caméra ; documentaires sur le travail en studio ; comédies musicales hollywoodiennes et leur pendant bollywoodien ; nombreux films sur la danse classique – des Chaussons rouges à Black Swan, en passant par Billy Elliot – films dont l’intrigue semble souvent plus complexe que celle des comédies musicales, mais pas forcément plus profonde, car le sujet des comédies musicales est infiniment sérieux : le bonheur est-il possible, et comment ? Virtuosité, spectacle, énergie, est l’utopie politique qu’elles proposent et qu’elles appellent d’un nom précis : That’s Entertainment ! – chanson qu’on entend dans Tous en scène et qui est devenue depuis l’hymne du genre. Enfin il faut compter avec les infinies scènes de danse disséminées dans des films qui ne sont pas de danse : il n’y a presque aucun film de Claire Denis, par exemple, où ça ne danse pas (dans une chambre, dans une boite, dans un restaurant, dans un désert, dans une boulangerie même) et où la danse ne dit pas quelque chose sur la plus ou moins grande solitude des êtres. Car la danse au cinéma, c’est souvent une question d’être ensemble. "One day he’ll come along, the man I love" chante en langue des signes un des danseurs de Pina Bausch dans Un jour Pina a demandé. Etre ensemble, ou pas. Tournés après l’âge d’or des comédies musicales, West Side Story ou Cabaret posent explicitement, et en lange de danse, la question du lien entre les individus et de plus vastes communautés (le couple, le gang, le pays). Derrière ses apparences pailletées, la comédie musicale est au fond un genre terriblement politique.

Busby Berkeley, on le sait, révolutionna la comédie musicale au cinéma par l’usage intensif de deux inventions : la post synchronisation qui libérait la caméra et les performeurs ; et l’explosion visuelle.
En revanche la danse ne l’intéressait guère : "Cela m’a toujours été égal qu’une fille ne sache pas reconnaître son pied droit de son pied gauche du moment qu’elle était belle. Je pouvais toujours la faire bouger ou danser, ou faire quelque chose. Toutes mes filles étaient belles et certaines savaient danser un petit peu, d’autres ne savaient pas."
Au fond, si BB se moque de ce que ces danseuses savent danser ou pas, c’est qu’il est pris dans une idée technique qui s’est développé dès les années 1890 de la danse à la chaîne. Ce procédé mis en œuvre par Les Tiller Girls au départ se caractérise par la répétition collective et inlassable des mêmes numéros : marches d’inspiration militaire, lancers de jambes, pas de claquettes simples. C’est à peu près ce en quoi consiste la danse proprement dite dans les films de Busby.

La rencontre cinéma / danse a donc eu lieu, plutôt un million de fois qu’une. Mais d’un autre côté, elle n’allait pas de soi. Qu’on y réfléchisse un instant : si la caméra prend en charge le mouvement, pourquoi les corps iraient-ils danser ? Et si les corps dansent, comment la caméra doit-elle bouger ? De ces deux arts du mouvement, lequel doit prendre le dessus ? La grandeur de Fred Astaire tient, bien sûr, à ses qualités de danseur : élégant, gracieux, délié, maître de la vitesse. Mais sa grandeur tient aussi à ce qu’il a très tôt compris le problème. Dès les années 30, il insiste sur le fait qu’il ne faut pas sacrifier la danse. Fred Astaire refuse sur ses tournages tout élément susceptible de dénaturer la perception de la danse, en imposant des conditions particulières à ses contrats. Il interdit ainsi les gros plans sur les corps des danseurs, les plans sur d’éventuels spectateurs et les cadrages extravagants comme ceux de Busby Berkeley par exemple (plongées, effets de kaléidoscope, etc.). Il contrôle donc le tournage, la réalisation et le montage de ses scènes de danse, pour respecter minutieusement la fluidité des enchaînements grâce à des raccords parfaits entre les plans. Il exige généralement une "prise de vue frontale en légère contre-plongée pour reproduire la vision idéale du spectateur assis dans le fauteuil d’un théâtre de Broadway" Ses quelques règles visent à mettre en valeur son talent de danseur (et celui de ses partenaires), avant celui du cinéaste pour les mouvements de caméra. Ainsi, la danse est mise sur un piédestal dans ses films et enregistrée telle que l’aurait vue sur scène un spectateur de musical. Sa solution n’est bien sûr pas la seule mais elle a le grand mérite de poser le problème de la mise en scène de la danse : comment faire pour que la caméra et le corps ne s’annulent pas l’un l’autre ?
Stanley Donen et Gene Kelly révolutionnent cette vision un peu étriquée de la danse qui ne fusionne pas avec les potentialités du cinéma. Ils instaurent de plus en plus de tournages en extérieur (au milieu des années 1950) et explorent d’autres façons de filmer la danse, comme l’explique l’acteur lui-même : « Quand Fred Astaire dansait, il mettait la caméra devant lui et filmait presque toute la scène en plan général. Je voulais adopter un autre point de vue. Tout changer, utiliser la caméra en fonction du rythme de la musique et de la danse. [...] J’ai essayé de revaloriser les numéros de danse en me servant des possibilités techniques que la caméra m’apportait. »
Dans Dancer in the Dark, Lars Von Trier a choisi de positionner une centaine de caméra autour du plateau pour capter le moindre détail des numéros de Selma / Björk. Plutôt que de bouger sa caméra en tous sens, il démultiplie le regard, il transforme le plateau en une grande salle de spectacle avec ses dizaines de caméras-spectatrices.
Danse et cinéma ont encore un autre point commun : ce sont des arts du corps, des arts qui utilisent le corps pour dire quelque chose de la condition du monde, et de l’état des gens. La grande santé de Gene Kelly, sa danse bondissante qui traverse Chantons sous la pluie comme Les Demoiselles de Rochefort est une publicité pour la virile vigueur américaine, et la société qui va avec. Les micro-mouvements de Mods disent tout à fait autre chose sur l’état de santé des personnages. Mais dans n’importe quel film, il y a des corps et dans n’importe quel film il est possible de regarder les acteurs moins comme les porteurs d’une psychologie que comme des corps pris dans un certain état. On s’apercevrait ainsi et par exemple que, chez Godard, au début des années 80, les corps sont devenus soudain plus lourds, se sont mis à chuter plus souvent, et que ce n’est pas sans lien avec la mélancolie croissante de l’humeur godardienne. On s’apercevrait que la danse au cinéma est partout, pas seulement dans des gestes brillants, dans des zones clairement identifiées danse, mais dans la façon dont les corps, plus ou moins vigoureusement, organisent leurs gestes pour faire face au monde.

Texte publié à l'occasion du cycle Danse et Cinéma • Carte blanche à Stéphane Bouquet