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Delphine Seyrig


par Giovanna Zapperi



L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD
Actrice, vidéaste, féministe et cofondatrice du Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris, Delphine Seyrig (1932-1990) est une figure singulière, dont la trajectoire croise celles de l’histoire du cinéma, de la vidéo et du mouvement de libération des femmes en France. Figure majeure du cinéma d’auteur, son nom évoque les rôles qu’elle a incarné à l’écran dans les années 1960-1970, lorsqu’elle tourne avec des réalisateurs et réalisatrices tels que François Truffaut, Luis Buñuel, Marguerite Duras ou Joseph Losey. Sa notoriété est liée à L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais, qui porte Seyrig sur le devant de la scène en tant qu’icône féminine. Le personnage de l’inconnue, qu’elle interprète dans ce film, révèle l’image d’une femme mystérieuse et sophistiquée, que le regard de la caméra fige dans des gestes maniérés, contribuant à la fétichiser dans une image intemporelle. Peu après, Seyrig joue un rôle complètement différent, celui d’une antiquaire vieillissante, dans Muriel ou le temps d’un retour (1963) du même Alain Resnais, interprétation qui lui vaut l’obtention de la Coppa Volpi au festival de Venise. Malgré ce changement de registre, avec un personnage qui se situe aux antipodes de la féminité sophistiquée qu’elle incarnait dans Marienbad, c’est son image de diva éthérée qui va continuer à l’identifier, comme si elle représentait en quelque sorte son véritable visage. L’Année dernière à Marienbad reste ainsi le film matriciel pour la carrière de l’actrice : il la situe d’une part au cœur des innovations formelles qui caractérisent le cinéma des années 1960, d’autre part il contribue à figer Seyrig dans le cliché de la diva, séduisante et aristocratique, qui ne cessera de hanter toute sa carrière par la suite.

Si en effet les rôles qu’on a pu lui proposer par la suite apparaissent souvent calqués sur sa performance de 1961, la profession d’actrice devient pour Delphine Seyrig le point de départ d’une réflexion critique sur son métier, puis plus généralement sur les rôles que la société assigne aux femmes. Sa formation à l’Actors Studio de New York dans les années 1950 l’avait en effet poussée vers un jeu introspectif, qui ne devient pourtant jamais réaliste : "elle joue en se regardant jouer", résume Jacqueline Nacache (1). La qualité réflexive du jeu de Seyrig en fait l’interprète de choix d’un cinéma moderne qui la pousse vers un répertoire de rôles inspirés de façon plus ou moins directe de l’image éthérée de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961). Cependant, dès les années 1960, Seyrig ne cesse de défaire l’image stéréotypée qui l’avait rendue célèbre, en essayant d’imprimer à ses personnages cette autoréflexivité qui caractérisait son jeu d’actrice. Elle s’emploie ainsi à détourner les dispositifs de fascination propres à l’image de la diva, en proposant de les adapter dans un registre ironique, comme dans Baisers volés (François Truffaut, 1968), qui pouvait aller jusqu’à l’auto-parodie dans sa version de la fée des Lilas dans Peau d’âne de Jacques Demy (1970), ou même vers une esthétique ouvertement "camp" (2), dans Les Lèvres rouges (Harry Kümel, 1971), où elle interprète une vamp moderne, à mi-chemin entre la diva et la drag queen.

Mais c’est l’engagement féministe, qui s’impose à elle dans la foulée de mai 1968, qui la pousse à reconsidérer sa carrière d’actrice à la lumière des transformations qui sont en train de changer la société. C’est ainsi qu’elle s’emploie à mettre à distance son image de diva à travers des choix exigeants, à l’écran comme au théâtre, en retrouvant par exemple, avec son rôle dans Mr Freedom (William Klein, 1968), le cinéma d’avant-garde qui avait marqué ses débuts, lorsque, à New York, elle avait joué dans Pull My Daisy (1959), film culte de la beat generation, réalisé par Robert Frank et Alfred Leslie, aux côtés de Allan Ginsberg et Jack Kerouac. En 1972, lors du tournage de Maison de Poupée (Joseph Losey, 1973) aux côtés de Jane Fonda, les deux actrices contestent l’adaptation de la pièce de Ibsen, qu’elles considèrent misogyne et se heurtent, sans succès, au réalisateur qui refuse de revoir le scénario. Les années 1970 marquent en ce sens un tournant : si l’engagement féministe de Seyrig rentre en contradiction avec sa profession d’actrice et avec l’image de diva qu’elle véhicule, la rencontre avec des réalisatrices lui permettra finalement de réconcilier l’actrice et la militante. Les rôles qu’elle joue dans les films de Marguerite Duras (India Song, 1975), Liliane de Kermadec (Aloïse, 1975) ou Ulrike Ottinger (avec qui elle tourne quatre films, devenant ainsi une figure centrale dans la fantasmagorie queer de la réalisatrice allemande) lui offrent la possibilité d’ancrer sa profession dans une recherche autour de la construction sociale et visuelle de la féminité. Si le personnage d’Anne-Marie Stretter qu’elle joue dans India Song de Duras représente une révision féminine de son rôle de Marienbad, dans le film de Liliane de Kermadec elle interprète une figure marginale et inédite, la peintre d’art brut Aloïse Corbaz, rôle qui sera à l’origine d’une réflexion plus profonde sur les liens entre créativité et folie du point de vue des femmes. Mais c’est le personnage qu’elle incarne dans Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) qui lui permet plus que tout autre de déconstruire son image de star tout en poursuivant sa recherche autour de la complexité de l’expérience féminine.

Pendant les années 1970, Seyrig s’engage dans le mouvement de libération des femmes et s’intéresse à la vidéo en tant qu’outil d’émancipation. A l’origine de son intérêt pour la vidéo se trouve la rencontre avec Carole Roussopoulos en 1974. Roussopoulos avait déjà réalisé plusieurs vidéos dans le cadre du collectif "Vidéo Out" (avec son mari Paul Roussopoulos), qui documentait une série de luttes comme le combat pour la légalisation de l’avortement, les grèves des femmes dans les usines, les protestations contre la guerre au Vietnam, etc. Avec son amie d’enfance Ioana Wieder, Seyrig et Roussopoulos forment le collectif vidéo Les Insoumuses et réalisent une série de vidéos qui expérimentent un nouveau langage documentaire. Elles revendiquent un regard autonome par rapport aux médias officiels à travers l’invention de nouvelles formes d’expression qui mêlent l’humour et la critique sociale. Maso et Miso vont en bateau (1976, avec Nadja Ringart) est en ce sens exemplaire de leur critique des médias : caractérisée par son humour caustique, cette vidéo propose une forme d’interruption parodique du flux télévisuel qui produit l’effet d’exposer et de déconstruire le monologue patriarcal porté par les médias officiels. En 1976, elles réalisent également S.C.U.M. Manifesto (1976), un "vidéo-tract" basé sur la lecture performative du célèbre pamphlet écrit par Valerie Solanas en 1967, désormais introuvable en traduction française.

Pour Seyrig, la découverte de la vidéo représente avant tout un espace de liberté créatrice inespéré pour une actrice, comme elle l’explique lors d’un entretien avec la philosophe Françoise Collin : "La vidéo, pour moi, ça a été la possibilité de faire du cinéma sans rien demander à personne, et sans technicien." (3) Les bandes vidéo des Insoumuses montrent que l’expérimentation de nouvelles formes d’expression audiovisuelles a pu devenir un moteur pour l’activisme politique. Si leurs vidéos permettent d’avoir accès à un ensemble de luttes et revendications, elles ne relèvent pas de la simple documentation, mais se positionnent depuis l’intérieur de ces luttes. Ces bandes, maintenant conservées aux Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, que les trois femmes ont fondé en 1982, permettent de revenir sur ces années du point de vue des pratiques médiatiques des femmes. C’est dans ce cadre d’effervescence politique que Seyrig réalise son projet le plus personnel, le documentaire Sois belle et tais-toi (1976), une enquête sur la place des actrices dans l’industrie du cinéma basée sur le montage des témoignages de 24 actrices de l’époque. La libération de la parole des actrices permet ainsi de dévoiler les mécanismes inhérents au sexisme de l’industrie du cinéma, tout en ouvrant la possibilité de repenser le cinéma à partir d’une prise de conscience collective.

La trajectoire de Delphine Seyrig est caractérisée par le continuum entre l’actrice et l’activiste car Seyrig n’était pas juste une comédienne qui mettait sa célébrité au service d’une cause politique, mais une femme qui n’a jamais cessé d’interroger le croisement de l’art (le cinéma, la vidéo), le travail (la profession, l’industrie du spectacle) et l’action politique (l’activisme féministe). C’est cette position particulière qui lui permet de penser ensemble la politique et la vie, l’art et le travail, se muant ainsi en une incarnation vivante du slogan phare des manifestations féministes des années 1970 : "le personnel est politique".

Giovanna Zapperi,
historienne de l'art et commissaire de l'exposition "Les muses insoumises. Delphine Seyrig, entre cinéma et vidéo féministe"

(1) Jacqueline Nacache, "The actor as an icon of presence : The example of Delphine Seyrig", in : Jörg Sternagel, Deborah Levitt, Dieter Mersch (dir.), Acting and Performance in Moving Image Culture : Bodies, Screens, Renderings, Bielefeld, Transcript Verlag, 2012, p. 170.

(2) Style défini par Susan Sontag en 1964 comme un"dandysme à l’âge de la culture de masse" qui mêle allègrement le kitsch, le drôle et le glamour. "La marque de fabrique du camp est l’esprit d’extra­va­gance. Une femme qui se promène dans une robe faite de trois millions de plumes est camp".

(3) Françoise Collin, "Être bien avec les femmes. Entretien avec Delphine Seyrig", Les Cahiers du GRIF, n. 28, 1983, p. 79-80.