Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Interview de Wang Bing


Entretien réalisé par l'équipe du Cinématographe.
Propos traduits par Emmanuelle Pechenart



A l'Ouest des rails
A l'Ouest des rails

Depuis combien de temps le film Tiexi Qu fait-il partie de vos projets ?

L’idée du film m’est venue en 1998, et j’ai pris la décision de le faire en 1999.

Comment avez-vous préparé le tournage ? Est-ce que vous avez élaboré un plan, une stratégie, notamment pour vous faire accepter au sein des habitants et des ouvriers ? Comment avez-vous donné à comprendre votre travail aux habitants et aux ouvriers ?

J’avais déjà une bonne connaissance du district de Tiexi (Tiexi qu) auparavant, et à la fin de l’été 1999 je suis retourné à Shenyang avec l’idée d’y tourner un film de fiction; mais les conditions du moment ne s’y prêtaient pas, alors j'ai décidé finalement de faire un film documentaire. C’est ainsi que je suis rentré à Pékin où j’ai loué une petite caméra, puis je suis reparti pour Shenyang ; avant de commencer le tournage, j’ai fait des travaux préparatoires concernant la structure de mon futur film, c’est à dire au sujet des trois axes narratifs qui y sont développés parallèlement : comment on passe de la voie de chemin de fer à l’usine, puis des ouvriers de l’usine à leurs lieux de vie et à leurs familles. Il y avait encore la question du langage concrètement employé pour le tournage du film, le choix des usines, etc. Ensuite je suis parti tous les jours, caméra à l’épaule, en quête d’occasions de filmer. ... Je n’ai employé aucune méthode, je n’ai fait que me rapprocher constamment d’eux. ... Je n’ai jamais donné d’explications aux habitants et aux ouvriers concernant le tournage du film.

Comment la durée du film s’est-elle imposée ? L’avez-vous envisagée dès le début ?

Au début j’avais imaginé que le film durerait environ trois heures. Une fois qu’a été achevée la période initiale de tournage, je n’avais plus assez d’argent pour le montage, qui a commencé moins de deux mois avant le festival de Berlin où le film devait être projeté ; d’après les exigences du festival, le film ne devait pas excéder 5 heures, et avec la monteuse, Zhang Huimin, dans les deux derniers jours qui nous restaient, nous avons, à marche forcée, réduit sa durée, d’environ 10 heures à 5 heures. La durée de 9 heures 11 est celle qui s’est imposée naturellement au montage final.

Chaque partie correspond à un environnement (les usines, les habitations, les voies ferrées). Avez-vous filmé ces lieux successivement ou dans le même temps ?

Au début, j’ai tout d'abord filmé les voies ferrées, ensuite j’ai continué avec les usines. Deux mois plus tard j’ai commencé de tourner dans les quartiers d’habitations, à la suite de quoi j'ai filmé simultanément les trois parties. Les usines sont le lieu où le tournage s'est achevé en premier, pour la dernière phase j’ai consacré toute mon énergie à filmer dans les quartiers d’habitations, c’est dans l’intervalle entre les deux que j’ai terminé le tournage sur les voies ferrées.

A quel rythme avez-vous filmé ?

En règle générale le temps de chaque journée était réparti entre les différents lieux du tournage, en fonction des trois parties. Mais le tournage ne se faisait pas nécessairement en continu, on peut dire que le travail s’est effectué d’une manière assez souple.

Au vu de la durée du tournage, avez-vous commencé à réfléchir à la structure du film, pendant celui-ci ou seulement au montage ? Si c'est au tournage, en quoi cela a-t-il eu des répercussions sur votre façon de filmer par la suite ?

J’avais déjà réfléchi au montage et à la structure du film avant le tournage. Lorsque j’ai fait mes études, j’avais une idée très claire du langage cinématographique que je voulais employer dans mes films à venir, j’aime quand les films présentent de long plans-séquences qui évoluent sans cesse, j’aime quand des thèmes vastes et complexes sont servis par une structure de type polyphonique, très rigoureuse, une structure qui ne repose pas complètement sur les événements racontés, mais passe par des impressions internes proprement cinématographiques, par les mouvements et comportements et par l'activité psychique des personnages. En même temps, le temps et l’espace sont constamment le fondement sur lequel je bâtis mon vocabulaire cinématographique, et en outre me permettent, dans mon cinéma, d'élaborer un point de vue personnel sur une base de réalisme. Dans toute la marche du tournage et du montage de A l’ouest des rails (Tiexi qu), du début à la fin, je n’ai cessé de travailler strictement que d’après les méthodes que je viens de décrire. ... De cette manière, au moment de filmer n’importe quelle scène ou personnage, vous êtes forcé de réfléchir à la nature du travelling employé, à la façon de répartir rapidement les emplacements sur le lieu du tournage, aux principes à déterminer concrètement pour filmer les mêmes sites et les mêmes personnages en des moments différents, tous moyens qui permettront de composer efficacement la structure du film, etc. En somme, à aucun moment du tournage vous ne devez perdre de vue la structure générale et le ton du film. En agissant autrement, votre film une fois achevé sera mal construit, les personnages et la narration ne seront pas intelligibles, sa tonalité générale laissera à coup sûr à désirer. Il ne pourra en sortir une œuvre qui aura une signification esthétique.

A quel moment se sont imposées les 3 parties ("rouilles", "restes", "rails") : avant le tournage, pendant le tournage, au montage… ?

Elles étaient déjà fixées avant le tournage.

Comment se prépare-t-on au montage d'un film dont on sait par avance la durée hors norme ? Est-ce que l'on repasse par un travail précis d'écriture pour réorganiser le récit, la construction du film, ou alors est-ce que ce travail avait été préparé en amont avant le démarrage du montage ? C'est-à-dire est-ce que les premiers visionnements étaient orientés par la structure en trois parties : "rouilles", "restes", "rails" ou alors est-ce que cette organisation a été découverte en visionnant ?

Avant de faire le film, j’avais estimé sa durée future à 3 heures environ ; hormis la préparation du matériel, du financement, et l’écriture d’un projet, j’ai en même temps effectué différents interviews, afin d’approcher certaines réalités du district de Tiexi, j’ai également mené un travail de documentation sur l’évolution du site au cours de l’histoire. Le projet qui en est issu utilise la juxtaposition de ces trois entités, voies ferrées, usines, habitations, qui se répondent et se modèlent mutuellement, ce sont trois axes narratifs se développant en parallèle à travers les interventions entrecroisées ou suivies des personnages ; l’adjonction de ces trois axes constituait ainsi une structure narrative aboutie. Mais dans la réalité du tournage, pour différentes raisons, je n’ai pas pu faire comme prévu, et au contraire, j’ai bâti ma méthode sur une répartition et une séparation des trois axes. De ce changement intervenu au cours du tournage, il en est résulté que les trois axes qui étaient prévus à l’origine, séparés, sont devenus finalement les trois unités narratives autonomes du film, voilà comment est intervenue une des plus importantes modifications à ce sujet. Avant de commencer le montage, j’ai visionné l'intégralité de mes matériaux, et ensuite, après environ trois mois, j’ai entrepris de monter le film. En raison du peu de temps qui me restait, j’ai dû écrire le scénario du montage sur la base de ce que j’avais en mémoire, et du fait de la contrainte des 5 heures à respecter, je n’ai pu finalement composer mon film qu’autour du thème des usines. Après le festival, j’ai entrepris le montage final, et sur la base de l'expérience acquise en toutes sortes de domaines dans le travail préalable, j’ai décidé d’écrire un scénario en fonction de cette décision prise avant d’entamer le montage de transformer les trois axes de narrations initiaux, usines, habitations, rails, en trois parties autonomes. Modifier de cette façon ce qui avait été filmé auparavant en utilisant trois axes narratifs, pour les séparer et les répartir, avait pour effet de subdiviser les interventions des personnages, qui suivaient ces axes, ce qui a permis de résoudre différents problèmes liés à la diffusion et la réception du film, du fait de sa longueur excessive. Ainsi, ces trois parties pouvaient être projetées indépendamment, et pouvaient également être reliées et projetées les unes à la suite des autres.

Quand et comment s’est fait le choix des personnages du film?

A mon sens, ce choix ne pouvait pas se faire librement, parce que j’ai choisi tout d’abord de filmer un site : les voies ferrées, les usines, les quartiers d’habitations, et ensuite c’est dans ces lieux que j’ai trouvé les liens hiérarchiques qui créent un ordre dans l'existence des différents personnages, et cette recherche s’est approfondie au cours du temps. La plupart des personnages qui ont été filmés au cours du tournage apparaissent dans la version définitive.

Est-ce qu’une caméra aussi petite soit-elle, peut ou doit se rendre invisible ?

Oui, une petite caméra se remarque réellement beaucoup moins, et permet de filmer de manière assez libre.

Pouvez-vous préciser la manière dont vous procédez pour trouver votre place dans chacun des espaces que vous filmez ? Etes-vous sensible à la topographie du lieu ? A la nature de l'action ?

Sur la voie ferrée, le point d'observation se construit principalement dans le train, du fait que le chemin de fer traverse toutes les usines et tous les quartiers d’habitations, cette fonction est déterminante et confère nécessairement à cet élément un rôle primordial de structuration du film. Toutefois, pour songer transformer le train et les voies ferrées en autre chose qu’une simple forme externe de langage cinématographique, il fallait que des personnages et des événements forts prennent place dans le train et dans ce qui environne les voies ferrées. Pour cette raison, sur cet axe narratif que constituent les rails, en plus de leur faire remplir ce rôle de structuration générale du film, j’ai centré la narration sur l'histoire de deux personnages précis, Lao Du et son fils, c’est du reste l’unique exemple d’histoire personnelle racontée assez précisément dans tout le film. De cette manière, l’axe narratif des voies ferrées a servi d'élément de structuration pour la composition du film dans son entier. Les usines matérialisent ce qui est économie de masse et force de production dans le secteur social : pour une immense majorité des habitants du district de Tiexi, l'existence était assurée par ces usines. C’est pourquoi ce sont eux les véritables héros du film. A l’intérieur de l’usine, la vie et le travail des ouvriers ont une organisation collective. Mon point d’observation, pour le tournage, s’est donc constamment resserré sur les caractéristiques du travail et de la vie de groupe à l’intérieur de l’usine. Pour montrer, à travers le perpétuel déroulement des gestes, des comportements, des ressorts mentaux des membres de cette communauté, comment se développe le destin de ce personnage central qu’est l’usine. Ce qui est filmé dans les quartiers d’habitation vient faire écho à ce qui l'est dans les usines et les voies ferrées, au point de vue de la thématique et de la structure du film. Ici, dans les quartiers d’habitation, le point de vue se concentre principalement sur les jeunes de 17/18 ans. Les adultes, dans leur vie intime et familiale, sont complètement dispersés, et en outre, la plupart du temps, sont au travail. Aussi, les véritables personnages-sujets, ici, ne peuvent être que les gens âgés, les enfants, les jeunes. L’élan vital et le romantisme des jeunes représentent ici l’espoir et l’avenir, eux qui sont issus de différentes familles passent toutes leurs journées ensemble, ils créent un lien fort, comme une chaîne entre des familles dispersées qui sont ainsi réunies. Cette chaîne constitue la base de la structure narrative du film pour la partie filmée dans les quartiers d’habitation. C’est ce qui permet un va et vient incessant entre la vie de ces jeunes et la vie à l’intérieur des familles, celle de n’importe quel personnage, en n’importe quel lieu. ... Je suis particulièrement sensible à tout ce qui concerne la topographie des lieux, l’espace, les mouvements des personnages et leur activité mentale. Je ne suis pas très sensible aux événements externes. C’est pourquoi je n’ai pas structuré les trois parties de mon film d’après des événements, je n'ai fait que montrer ceux-ci par contraste, en me servant des réactions et comportements des personnages.

Pourquoi avez-vous fait le choix d’une caméra en mouvement presque constant ?

Le mouvement est l’expression la plus puissante dans le langage cinématographique, il permet à la narration et à la vie intérieure du film de se développer sans cesse.

Quelle importance accordez-vous à la constitution d’un plan et du cadre particulièrement ?

Le plan, en cinéma, n’existe pas par lui-même, quand on parle de plan en cinéma on désigne un équilibrage visuel, car en matière de cinéma il n’existe que le temps et l’espace. ... Faire des choix dans ce domaine consiste à capter le rythme interne de ce qui se passe devant vos yeux, et à le transmettre en images, c’est là le critère de choix en matière de plan.

Qu'est-ce qui vous intéressait dans le fait de filmer la fermeture des usines ? Pourquoi avez-vous décidé de prendre votre appareil photo puis votre caméra et d’aller filmer la fermeture des usines ?

Quand je suis arrivé à Shenyang en 1992, j’ai commencé par venir souvent dans ces usines pour prendre des photos, à l’époque, précisément elles n’avaient pas encore fermé. En réalité, du moment où j’ai commencé à penser faire un film, jusqu’à la moitié du tournage de mon film, personne n’aurait osé imaginer que ces usines allaient fermer, et cette question n’a aucunement joué sur mon travail. L’important était la vie ordinaire des ouvriers dans ces usines, et ce n’était pas l’événement extérieur constitué par la perspective de leur fermeture. ... Ma spécialité à l’université était la photographie, c’est pourquoi je prenais des photos. Ensuite je me suis reconverti dans le cinéma, alors j’ai pris une caméra et je suis allé filmer.

Est-ce qu’il y a dans votre geste une dimension politique ? Le cinéma en général est-il pour vous un acte politique ou bien est-ce secondaire ?

Je ne saisis pas si vous parlez de mes films ou du cinéma en général, comme pur média. Pour ce qui est du cinéma en tant que média, il peut s’attacher à n’importe quel sujet, y compris bien sûr à la politique. Si nous parlons de mon film, j’estime que la politique est un élément de la vie réelle, et si ce que vous visez est la vie réelle, alors, vous ne pouvez pas esquiver ce que la vie contient d’éléments de politique. Bien entendu, il ne s’agit pas de la même chose que des films de propagande politique pour qui la politique est un but. ... Dans un film, mis à part ceux à visée de propagande, la politique n’est pas ce qui sous-tend la création cinématographique, mais elle n’est pas pour autant secondaire.

Dans quelle mesure avez-vous eu le désir ou le sentiment de filmer un moment historique pour la Chine ?

C’est dans cette période historique que ma vie se déroule, j’ai donc à me confronter à la vie réelle de mes contemporains. Ainsi, de mon point de vue, filmer l'empreinte de l’existence de ceux qui vivent à mes côtés mérite que j’y consacre toute mon énergie.

Dans quelle position vous êtes-vous senti en tant que cinéaste ? Celle d’un témoin, d’un acteur de ce moment… ?

J’ai de la chance, et en même temps, ma position est extrêmement difficile. ... Si les gens considèrent que votre film a de la valeur, alors vous êtes un témoin. S'ils considèrent que vous n’êtes pas sincère, il n’a pas de valeur et alors vous êtes un acteur. Mais on ne peut pas, en fonction de telle ou telle réaction, modifier sa propre opinion sur ce qu’on a réalisé.

Si Tiexi Qu pouvait être montré au grand public chinois, quel public souhaiteriez-vous toucher en particulier ?

Ceux que j’espère le plus pouvoir toucher sont tous ceux qui apparaissent à l’écran dans mon film, ainsi que le public qui vit de la même façon que ces personnages de mon film. Ce sont eux les seuls fondés à juger de la sincérité et de l'honnêteté de mon film.

Vous allez tourner un film sur le monde paysan et un autre sur le monde intellectuel. Quelle sera votre démarche pour ces deux projets ?

Je ne sais pas si je dois me considérer comme un intellectuel. Si oui, alors je dois me confronter à ce monde mental auquel j’appartiens, ainsi qu’à l’histoire des gens semblables à moi et aux événements réels qui les concernent. Quant au monde paysan, il est ce qui a le plus compté dans mon développement et dans mon imaginaire, la plupart des membres de ma famille paternelle, comme du côté de ma mère, sont des paysans, j’espère pouvoir réaliser un film sur ce thème.

Sur quel projet travaillez-vous en ce moment à la Cinéfondation ? Que vous apporte le contexte de la Cinéfondation?

Actuellement, à Cinefondation, j’écris le scénario de mon prochain film. Pour moi, le plus grand avantage de Cinefondation est de me permettre de venir vivre en Occident, et d'expérimenter par moi-même les façons de vivre qui y sont en usage. Je pense que ceci est très important pour moi, maintenant.

Dans quelle mesure la distance, l’écart modifient-t-ils votre perception et votre façon de travailler ?

Plus les endroits où on vit sont nombreux, plus on peut en tirer de connaissances sur l'humain, je pense qu’auparavant j’étais quelqu’un d’assez renfermé, maintenant j’ai la possibilité de m’ouvrir un peu, d’être plus souple.

De quels réalisateurs en général et chinois en particulier vous sentez-vous proche ?

Je n’ai aucune relation avec le monde du cinéma en Chine. Toutes les personnes de mon entourage sont des artistes indépendants. ... C'est le public qui peut répondre à cette question. Quant aux cinéastes étrangers, j’en connais très peu.

Quelle connaissance avez-vous de l’œuvre de John Ford ? Quels sont vos réalisateurs de référence ? Vos films de référence ?

J’ai vu certains de ses films. J’admire les œuvres de nombreux grands maîtres, mais j’ai été particulièrement touché par celles de quatre d'entre eux, le Russe Tarkovski, le Français Bresson, l'Italien Pasolini et l'Allemand Fassbinder. ... J'aime tous les films de ces réalisateurs.


Je voudrais enfin pouvoir remercier spécialement tous les gens qui ont contribué par leur travail à mon film. Et surtout : Zhu Zhu, qui en a assuré la production ; le monteur Adam Kerby ; l’auteur des sous-titres anglais, Cindy Carter ; c’est grâce à leur talent et à leur travail assidu qu’ont pu être résolues les difficultés rencontrées au cours du tournage et de la réalisation du film.