Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Reconstructions


par Nicolas Thévenin et Antoine Ledroit



The Taste of tea
The Taste of tea
La programmation "Reconstructions : Japon 1994-2004" propose sept films (et cinq réalisateurs) issus comme indiqué du cinéma japonais contemporain. Sept œuvres aux tons et aux propositions esthétiques différents, mais qui tous portent la trace manifeste d’une inscription dans le réel, d’un ancrage dans certaines des principales dimensions qui le structurent : le social, l’individu, l’Histoire.

Cette programmation se pose également comme approfondissement d’une saison sur le point de se clore, et qui aura permis de faire état de tendances diverses du cinéma japonais. Ainsi, La Loi du Genre a redévoilé tout au long de l’année la vitalité pérenne du cinéma de genres nippon, sa capacité à gagner les marges par une inventivité sans cesse renouvelée, à actualiser en permanence des représentations et un imaginaire anciens. Au début du printemps, c’est Kenji Mizoguchi que nous pouvions partiellement redécouvrir, notamment dans ses somptueuses évocations de destinées féminines tragiques. Et il y a deux ans, Yasujiro Ozu, cinéaste des affaires quotidiennes et de la forme stable, occupait ’écran du Cinématographe.

Comment dès lors regarder le cinéma japonais, comment lire et entendre une cinématographie multicéphale, au sein de laquelle grands maîtres et cinéastes triturant des codes trouvent résonance équivalente ? Le cycle qui s’amorce ne pourra sans doute répondre que partiellement à cette question, mais se pose en tout cas comme le choix d’un cinéma dégagé de ces clivages, et décomplexé face à une lourde hérédité.

Il serait ainsi tentant d’éloigner les cinéastes dont nous présentons ici les œuvres de celles de leurs pairs : Shinji Aoyama vient plutôt du rock, Naomi Kawase du cinéma expérimental et de la vidéo autobiographique, Nobuhiro Suwa et Hirokazu Kore-eda du documentaire, Katsuhito Ishii du clip et de l’animation. Pourtant, chez Mizoguchi et Ozu, comme chez ces cinéastes plus contemporains, existe une ambition commune : la description d’une harmonie qui se dérobe, ainsi que des perspectives permettant de contrarier cet effritement.

Les films de cette génération aux inspirations éparses rencontrent une diffusion relativement confidentielle, mais leurs préoccupations sont celles qui ont toujours parcouru le cinéma japonais depuis la Seconde Guerre Mondiale, pénétrant toutes ses occurrences : cinéma commercial, cinéma d’auteur, cinéma underground, séries B, etc. Soit une cinématographie post-Hiroshima, traversée de présences spectrales comme manifestations d’un traumatisme collectif ou de pertes singulières, une cinématographie cultivant avec plus ou moins de parcimonie une "mémoire de la disparition" (pour reprendre le titre d’un ouvrage que Diane Arnaud a récemment consacré à Kiyoshi Kurosawa), et délimitant des tentatives de recompositions autour de fondements qui semblent s’effacer, autour de ce que Roland Barthes a pu nommer un "centre-vide", sorte de noyau indéfinissable et impénétrable.

Surmonter une absence, exister après un bouleversement, redéfinir un cadre de coexistence : ces thèmes centraux impriment une forme particulière pour chaque cinéaste, et se déploient dans des appropriations singulières, du grave au ludique. Dans Shara, par exemple, les corps des protagonistes semblent vouloir disparaître du cadre à tout moment, que ce soit à la césure d´une porte coulissante, d´un couloir, d´un angle de ruelle. L’aspect feuilletonesque de Taste of tea fait se succéder autant de petites aventures qu´il peut y avoir de séquences. Dans Eureka (film un temps postulé comme étant le manifeste d’un post-cinéma, d’un cinéma de l’après), le monde extérieur semble progressivement se désincarner, au point de vouloir s´en extraire. Et chez Kore-eda et Suwa, la perte et le souvenir imposent une adaptation au temps présent, engagent des postures de compréhension

Naomi Kawase, dont sont ici présentés Suzaku et Shara, illustre de manière littérale ce courant sensible du cinéma japonais des deux dernières décennies, entretenant un rapport ténu entre sa propre vie et la matière narrative de ses films. Ainsi, le fil de cette programmation ne trouverait pas meilleure synthèse et implication que les propos tenus par la réalisatrice lorsqu’elle a été récompensée du Grand Prix du Festival de Cannes pour La forêt de Mogari le 27 mai dernier : "C’est formidable d’avoir pu faire des films et de continuer à en faire. C’est très dur de faire un film, aussi dur que de vivre. Dans une vie, il y a beaucoup de difficultés, de choses qui vous font souffrir, vous font hésiter ou trébucher sur le chemin. Je crois qu’on cherche alors quelque chose au fond de soi qui peut nous redonner confiance et force. Ça peut être quelque chose qui n’a pas forcément de forme, ni n’est forcément visible : l’amour d’autrui, le vent, la lumière, le souvenir des personnes décédées. Lorsqu’on trouve ce point d’appui dans le monde, on peut être tout seul et continuer à avancer."

à l'occasion du cycle Reconstructions • Japon 1994-2004 du 31 mai au 19 juin 2007


Voir les interviews de Hirokazu Kore-eda, Shinji Aoyama et Nobuhiro Suwa