Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Dialogue


Jérôme Baron / Matthieu de Laborde



Matthieu de Laborde et Jérôme Baron, même génération. Le premier est dans l’équipe d’ISKRA, le second dans celle du Cinématographe. Des parcours différents, pourtant leurs chemins se croisent et se recroisent. D’abord au DESS réalisation documentaire de création de l’Université de Poitiers en tant qu’enseignant et encore aujourd’hui dans ce cycle : documentaire, cinéma militant, cinéma engagé.

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Jérôme Baron : Comment et quand es-tu arrivé à Iskra ? Dans quelle mesure ce choix était-il déterminé par une histoire, un désir particulier (la tienne ou celle de cette structure) ? Et aussi, comment est-ce que tu y as trouvé une place, ta place, dans quel contexte ? Est-ce que produire à Iskra avait tout de suite un sens particulier à tes yeux ou bien les choses se sont-elles définies plus progressivement?

Matthieu de Laborde : Je n'ai pas fait d'école de cinéma. Je suis arrivé à Iskra en 1993. Après le bac, j’avais fait de la philo et assez rapidement j’ai voulu faire du documentaire. Je voulais faire des documentaires de philo… Je suis parti au Canada pour apprendre l’anglais et parce que la philo, pour être prof, ça ne m’intéressait absolument pas. Ça manquait de concret. Je suis donc parti à Toronto où tu faisais un peu de tout : photo, film, infographie, tout ce qui était autour de l’image. C’était normalement en 4 ans, et je n’ai fait qu’une année parce que j’avais plus de fric. Je bossais là-bas, mais je ne gagnais pas assez d’argent pour me payer ces cours plus longtemps. Donc je suis rentré en France, j’ai essayé de faire l’INSAS, et puis complètement par hasard je suis venu à Iskra pour récupérer un Revox. Ils étaient en train de monter un film sur U-matic, Le rêve usurpé de Luc Decaster. Je leur ai demandé s’ils voulaient me prendre en stage. Et puis voilà. Cela s’est passé comme ça. Il y avait Inger qui produisait encore, il y avait Martin et Carole, on était tous de la même génération, plus Inger et Viviane. Peu de temps après, il y a eu la production d’un film qui s’appelait A Bamako les femmes sont belles réalisé par Christiane Succab-Goldman et j’ai assisté Inger.
Il m'a donc fallu du temps pour me sentir capable de produire. Tu sais bien qu'il y a ceux qui doutent et ceux qui foncent. Il y en a d'autres. L'histoire d'Iskra est une source dans laquelle j'ai pu puiser du possible. Du possible pour faire des films comme tous ceux qui composent le catalogue. Une mémoire enfouie, berceau de mes fantasmes de gamin, aristo déchu, bourgeois déchu, basque à l'esprit chevaleresque et sensible à la justice, pour te préciser le genre d'images en toute honnêteté. Le hasard d'avoir débarqué à Iskra sans savoir que ni Iskra ni même ces films existaient est un mystère. Cela a été une chance pour moi de trouver ce lieu où, tout en défendant des idées, tu pouvais essayer d'en vivre en pleine liberté.
Dans mon imaginaire, les images que j'ai retrouvées à Iskra étaient comme une matière de photos et d'affiches. Des films où tu découvres que l'engagement, la prise de conscience s'exprime par la rencontre et les hommes qui vivent la douleur au travail, dans des pays en luttes pour plus d'égalité. Cette découverte a, pour moi, été faite à Iskra. Comme tu vois, le hasard m'a mis Iskra dans les mains. Je n'ai pas vécu Iskra comme un temple. Juste en en faisant l'expérience. Expérience du collectif surtout et donc de l'utopie. Les choses étaient pour moi définies depuis quelques temps déjà quand je suis arrivé à Iskra. Assez en tout cas pour reconnaître Iskra comme étant ce lieu-mirage, cet organe, cet outil au service de la liberté et je l'espère de l'Homme.
Je pourrais continuer mais toi peut-être peux-tu, à ton tour, nous en dire plus sur ce qui fait sens pour toi dans ce que tu fais aujourd'hui. Par rapport, aussi j'en suis sûr, à tes idées. Comment t'y retrouves-tu ?

Jérôme Baron : Si je reprends l'itinéraire, très subjectivement sans doute, il y a à l'origine de bien des choses une projection un dimanche matin à la Bourse du Travail à laquelle j'avais accompagné mon grand-père syndiqué. Le film était commencé lorsque nous sommes arrivés, je l'ai pris en cours sans comprendre, j'avais alors douze ans, qu'il s'agissait d'un documentaire. J'y ai vu un film fantastique, aussi merveilleux qu'inquiétant, et à l'époque, très sensible aux westerns et aux comédies musicales, celui-ci est resté inscrit de façon plus intime encore dans ma mémoire, je peux en dire qu'il a été le film secret de mon enfance, celui que j'ai porté sans le parler. Quelques années plus tard, je retrouvais le film sur une cassette-vidéo dans une médiathèque, j'en savais désormais le titre : Toute la mémoire du monde. J'ai toujours cru aux accidents, aux rencontres imprévues comme révélateur de véritables nécessités et aussi de la "cinéphilie". Je pense qu'au départ il y a un désir, sans virer dans le romantisme ou le romanesque de l'idée, qui s'inscrit en creux, en contrebande. Cela s'est produit aussi avec Pickpocket de Bresson, vu par hasard à 16 ans, au Cinématographe, la première fois que j'y mettais les pieds, d'abord parce qu'il pleuvait à torrent un jour où j'avais séché les cours et finalement trouvé refuge dans la salle. Je n'y ai pas compris grand-chose mais le film m'a secoué tout entier. Physiquement. À la sortie, le monde avait changé. Après, j'ai découvert que des gens écrivaient là-dessus, sur ces expériences qu'il faisait en voyant des films, qu'ils accordaient une valeur à cela, et que ces films étaient parfois des œuvres portées par une vision poétique, politique, une pensée singulière dont le cinéma était la condition, un désir, parfois inquiet, mais aussi utopique du monde, affranchi des opinions et des normes. J'ai rapidement pensé que je ferai mon affaire de rendre au film ce qu'il voudrait me donner, que j'essayerai de les passer, et que pour cela il fallait se forger quelques armes, apprendre à regarder, à écrire un peu et aussi à parler sans jamais avoir été bien certain que cela s'apprenait. Le documentaire, c'est venu par à-coups. Chaque fois des expériences très fortes. Shoah, bien sûr, mais beaucoup d'autres encore dans un désordre exemplaire.
Ce qui a été précieux là plus qu'ailleurs, dans la rencontre avec le documentaire, c'était, comme tu le disais, qu'un champ de possible (formes et idées indissociées) semblait se recomposer un film après l'autre d'une expérience de la réalité elle-même. Les lignes du cinéma bougeaient du même coup. Aussi, des luttes des hommes et de leur capacité de résister, le documentaire, celui qui revenait dans les années 90, une vraie relance, gardait la trace, la réactivait, rien ne s’éteignait vraiment. C’était comme une veille. La fiction des années 80 et la victoire sans partage de la télé avait dissout une part de cette histoire, elle se réactivait ici, et surtout elle passait plus nettement qu'ailleurs d'une génération à une autre. Il fallait porter cela, le dire, l'enseigner, le parler, l'écrire, l'encourager et en même temps trouver mon inscription personnelle dans cette histoire.
Dans le documentaire, c'était une culture que de transmettre, disons que c’était la moindre des choses et le plus essentiel des gestes.

Matthieu de Laborde : A te lire, j’entends deux mondes parler du même objet. Je ne pense pas ou ne me reconnais pas à la hauteur de ta cinéphilie et de ta connaissance de l'histoire moderne et contemporaine du cinéma. Tu t'es fondé sur le cinéma d'une certaine façon et tu en es aujourd'hui un critique et un spécialiste. Tu es un passeur. De celui qui se sert du cinéma pour transmettre et échanger. Bref faire réfléchir en donnant à voir. Tu es un spectateur privilégié, de ceux qui ont envie de faire partager ce qui t'émeut et te fait vibrer.
Ma passion, pour trouver des analogies, serait l'accompagnement de la création, dans le fait de pouvoir contribuer à la faire éclore. Pour continuer dans ces analogies, je suis un spectateur privilégié qui tente de chercher quelque chose de nouveau à montrer. Ce qui est sûr c'est que les films que je vois et qui me font vibrer me donnent envie d'en faire d'autres. Que chacun des films vus te permet d'avancer dans le champs de tes envies. Tout comme la littérature ou tout autre art. J'aurais pu être éditeur ou galeriste pour ces mêmes raisons.
Je suis d'accord avec toi. Aujourd'hui, on peut dire qu'il y a une inspiration, du côté du docu pour aussi s'inspirer de la fiction. Du côté de la fiction, de la même manière, l'écriture documentaire se fait jour de plus en plus fortement. Si une forme reste ce serait celle de l'aventure et de l'expérience du cinéma et de l'humanité. Avec bonheur et délectation. Nos envies, à Iskra, rejoignent totalement ce désir de cinéma.
Il est vrai que pour nous la simplicité de ceux qui vivent dans le monde et nous en parlent avec leurs propres mots. La parole et la rencontre de ceux que nous ne voyons jamais à la télévision est quelque chose d'essentiel dans ce que nous souhaitons produire. Pour nous, de manière évidente, le documentaire est plus fort que la fiction et parvient à dépasser même le cadre simple du cinéma pour devenir objet politique. Et le simple fait de poser un regard subjectif et réfléchi sur la réalité devient un acte politique. Le documentaire est politique. À l'heure où le champ télévisuel ne parvient plus, même momentanément, à s'extraire du flux d'images généralisées, cette question qui rejoint le rapport au réel, et la fabrique d'une représentation de la société, est la question, ma préoccupation qui doit aujourd'hui tous nous animer.
Le fait que votre travail fasse venir des gens marque déjà le début d'une scission claire entre deux types de spectateurs. Ceux qui ne regardent quasiment plus la télévision, curieux du monde, et ceux qui consomment, pur produit de cette société de l'image qui fait que le sujet s'oublie et se satisfait de ce qui est proposé sans recul ni point de vue critique. En ce sens le documentaire, au sens cinématographique et non plus télévisuel, me paraît être encore l'ultime espoir, le signe d'une résistance aux projets de société axés sur notre rapport à l'image et au monde.
Et toi, pourquoi la diffusion et non pas la fabrication ?

Jérôme Baron : D'abord, réagir par rapport à une de tes idées. Je ne sais pas si je me sers du cinéma pour transmettre ou plutôt si j'ai décidé de transmettre ou de questionner ce qui me semble d'abord passer par les films et dans une bonne mesure, de façon exemplaire, par le documentaire. Partant de là, il s'agit davantage de donner à voir pour y réfléchir. Qu'est-ce qu'on voit et qu'on entend que l'on ne voit pas ou que l'on entend pas ailleurs. Et comment ? De ton côté, c'est ce qui détermine ton désir d'accompagner la fabrication, du mien, c'est ce qui motive le désir de souligner ce qui me semble précieux.
La fabrication, je n'y ai jamais vraiment pensé. Pour tout dire, j'ai tout de suite pensé que ma place serait celle-là, au bout de la chaîne en quelque sorte. Non pas tant pour expliquer aux gens ce qu'il y a à comprendre que pour faire ensemble ce travail qui consiste à redéplier après le film l'expérience de cette rencontre avec lui. C'est ma manière d'accompagner. Parce que ce qui est essentiel dans la salle c'est que les choses y sont partagées, reçues à plusieurs, en même temps et différemment. Il y a une dimension collective et sociale de la réception. Pour nous, c’est important. De mon côté, j'ai toujours pensé que le cinéma était le seul art qui était vraiment populaire. Tout le monde y va, tout le monde voit des films, et même maintenant tout le monde peut faire des images et les faire circuler. On peut tous en dire quelque chose dans la mesure où l'on considère que les films nous regardent aussi. Je pense qu'il faut valoriser ce qui fait exception et dans le documentaire, et je te rejoins, ce qui fait exception, c'est qu'il est parfois dans une grande capacité d'invention d'un rapport à la politique. Et qu'en ce sens, il porte, tout en rendant compte des choses et d'un état du monde, de l'utopie, parce que ceux qu'on voit d'une certaine façon, dans ces films que j'aime, résistent, s'arrachent, veulent leur vie. Comme dans L’affaire Huriez que j’ai découvert il y a une quinzaine de jours.
Comment est-ce qu'on fait dans le contexte actuel pour continuer à Iskra au moins, à faire du cinéma sans la télévision ? Quelles visions as-tu de l'avenir, de cet espace de liberté dont tu parlais ?

Matthieu de Laborde : D’abord, on continue toujours d’essayer de produire avec la télévision. C’est à la fois le meilleur vecteur de diffusion mais aussi le financeur essentiel de l’économie du documentaire et du cinéma en général. Pour faire des films, il faut pouvoir en vivre. Il faut aussi que les réalisateurs puissent en vivre. Même si l’attrait et la passion permettent de manière exceptionnelle de faire des films hors économie, il ne faut absolument pas se résigner à lâcher la télévision.
Nous verrons bientôt s’il y a, dans l’abandon de la publicité, un véritable intérêt pour les spectateurs et un changement profond dans ce que le service public cherchera à faire. Si ce mouvement s’accompagne d’un désintérêt essentiel de l’audimat pour revenir à des programmes de qualité, alors à ce moment-là, les conditions redeviendront cohérentes par rapport à l’apport culturel du média principal de notre société : la télévision. Il est vrai qu’à regarder même Arte aujourd’hui, il y a un changement profond dans les écritures proposées par une chaîne qui jusqu’alors était synonyme de qualité.
Il y a aujourd’hui confusion entre documentaire et reportage de manière générale. La télévision ne fait plus de documentaire, au sens du cinéma du réel. Sans cesse, il faut remédiatiser, remettre dans le flux par du commentaire, des situations multiples additionnées et illustratives, ce qui justement nous plaisait dans le documentaire, c'est-à-dire une liberté, une compréhension sensible de la réalité qu’il est rare, pour le moins, de trouver (sur n’importe quelle chaîne d’ailleurs). Les budgets ont considérablement baissé quand encore nous avons une chaîne nationale. De manière générale, l’offre de documentaires, au sens où nous l’entendons, s’est raréfiée sur les chaînes de télévision. Je pense qu’en tant qu’organisme de diffusion, vous avez dû sentir aussi la différence au niveau des aides et soutiens de l’état. Les Ministères ne donnent plus d’argent depuis que Sarkozy est au pouvoir.
Alors, comment fait-on des documentaires dans ces conditions ? Il y a tout un système complémentaire de celui déjà existant qui doit être pensé de manière à ce que des œuvres, des créations se distinguant des œuvres télévisuelles puissent trouver des financements : ouvrir les portes des financements sur des critères d’intérêts artistiques et culturels, accentuer la diffusion du documentaire en salles, faire encore plus de place à l’éducation à l’image.
Pour notre part, comme tous les producteurs nous cherchons des solutions pour nos films. Pour nous cela passe toujours par des projets très écrits, très développés, très pensés avant le tournage. Nous voulons faire des œuvres qui dans 10-20 ans pourront encore être regardées. Et nous travaillons de la même manière que cela soit pour le cinéma ou la télévision. Jusqu’ici, pour la plupart des films, nous parvenons à trouver une économie souvent minimale qui permet aux films d’exister. Mais évidemment, il ne faut pas que cela soit la majorité. Sans quoi il n’y aurait plus personnes pour les réaliser, les filmer, les monter, les mixer et les montrer.
Nous pourrions dire : regarde le documentaire et je te dirai comment est ta société, comme regarde ta télé et tu sauras où tu vis !

à l'occasion du cycle Iskra du 2 au 9 février 2009