Le Cinematographe
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Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Kim Ki-young - Le maître et la servante


par Yann Kerloc'h



La Servante
La Servante
En Corée, Kim Ki-young est le cinéaste le plus commenté et adulé des cinéphiles. On le comprend à la vue de ses films, quelques rares conservés dans une filmographie maudite, des études sociologiques passionantes cachés dans des films baroques jusqu’au démentiel, et des portraits d’inoubliables femmes vengeresses.

Générique de La servante (Hanyo) : un enfant refait maniaquement des figures ultra complexes avec un fil entrelacé dans ses dix doigts. Dans quel triturage expérimental on s’engage ? Cette séquence résume les films de Kim Ki-young, essais entre anthropologie et psychologie qui ressassent jusqu’à la folie absurde des thèmes en apparence simple : un fil dans les mains d’un enfant, quoi de plus mignon ? Une scène aussi idéale à analyser est une indication pourquoi Kim Ki-young est un des cinéastes les plus populaires de Corée, surnommé "Mr Monster". Au vu de cinq de ses films, quatre diffusés à la Cinémathèque dans le cadre de la rétrospective "50 ans de cinéma coréen" et un existant en DVD import, on comprend le côté "monstre". Grand esthète, auteur obsessionnel et artisan de série B, on peut le rapprocher de Dario Argento, auquel Jean-François Rauger, programmateur de la Cinémathèque, ajoute Stroheim et Bunuel, excusez du peu.

HUIT FILMS MONTRABLES SUR 32

Né en 1919, Kim Ki-young a réalisé 32 films et il n’en resterait que 16, les seuls montrables sont peut être les huit de la rétrospective du festival de Pusan 1997. De ses huit films d’avant 1960 ne subsiste que Yangsan Province (1955), dans un état miraculeux mais avec des scènes manquantes. La copie de La servante vue à la Cinémathèque est trouée de partout et La Femme insecte (Chougnyo, 1972) était une version espagnole (?!) tellement sinistrée que la décrire est un crève-cœur.
Kim Ki-young est réputé pour La servante, immense succès populaire, dont La Femme insecte et The Woman of fire 82 et quelques autres seraient des remakes. Mais cette idée est très réductrice, I-eoh Do ou Yangsan Province, montrent la richesse de son cinéma. La servante est une matrice et un choc, vu sa date de réalisation, 1961. C’est un crescendo ininterrompu qui part d’un petit adultère pour finir en folie furieuse. Un happy-end conclut sur un « rien ne vaut la vie familiale », mais soit c’est une obligation de la censure, soit une ironie mordante tellement Kim Ki-young s’attache à décrire de quelles horreurs est capable l’humain quand on lui fait miroiter l’amour. Une servante est introduite dans une famille par une ouvrière qui veut se venger d’un homme marié. Il trompe de nouveau sa femme avec la servante, mais la met enceinte. Ah l’idiot, erreur fatale ! Car l’innocente paysanne est prête à une violence que le spectateur n’imagine même pas. En plus elle seule sait où est la mort aux rats. C’est une maligne… mais elle maîtrise mal l’escalier. Il va lui faire très mal à la tête.

FOLIE DÉCORATRICE

Cette scène d’escalier, reprise en encore plus trash dans The Woman of Fire 82, nous amène à l’élément clé de l’univers Kim Ki-young : l’utilisation des décors comme source de malaise pour le spectateur et de jeux, tantôt érotiques, tantôt horrifiques, pour les personnages. Kim Ki-young les enferme dans des intérieurs aussi torturés que leurs esprits, complexes, filandreux : retour au fil entre les mains de l’enfant (la psychanalyse imprègne ses films, on y revient plus loin). Les matières les plus opposées possibles se mélangent, c’est surchargé de bibelots, pendules, tableaux incongrus, croisillons -toujours l’obsession de l’entrelacement- paravents, vitraux et même parfois filmé au travers plusieurs de ces textures. Quand Kim Ki-young passe à la couleur, c’est le festival du mauvais goût. Tentez d’imaginer du pop art dans une chaumière savoyarde habitée par une vieille marocaine et vous avez à peine idée de cette folie décoratrice qui exprime, à elle seule, un malaise tenace. Dans La Femme insecte, la concubine verse des bonbons multicolores sur une table vitrée et invite le mari à faire l’amour dessus. La scène est vue de sous la table, les chairs se collent aux bonbons, ce qui enlève d’emblée l’érotisme torride qui s’annonçait.
Ce découpage par le décor est doublé d’un montage très savant pour que les personnages soient, au choix, dans la solitude (visages sur des fonds nus) ou la complexité (les décors), qui les rend tous les deux fous. Même dans les extérieurs réalistes, l’humain aura toujours un truc en travers de sa route, impossible d’avoir le champ libre. Même sur la plage. Celle de The Woman of Fire 82’ sera ainsi surchargée de fortifications anti-débarquement.
I-Eoh Do (1977) se passe à Jeju, île entre la Corée et le Japon, aux somptueux rochers torturés qui à eux seuls renferment de nombreuses histoires. Conte fantastique d’une fabuleuse richesse thématique sur des légendes des marins et des îles, I-Eoh Do est illuminé par des séquences de fantastique désuet à la Mizoguchi et chauffé par des scènes torrides. Ainsi cette adolescente entravée qui hurle sur des rochers battus par une mer déchaînée. Kim Ki-young fait passer toute énormité dans une grande vague baroque qui emporte tout.

DES FILMS D'ENTOMOLOGISTE

I-Eoh Do est aussi l’idéal pour le grand fantasme du réalisateur : les communautés de femmes, car l’île de Jeju est l’île des femmes travailleuses en l’absence des maris partis en mer ou sur "le continent". Dans la trilogie des servantes, les femmes se liguent pour faire tomber l’ordre familial, mais cette guerre ne mène à aucune victoire, car la femme est un animal comme l’homme. Les ouvrières de La servante ou les prostituées de La Femme insecte forment un vrai gang prêt à s’étriper. Ces portraits de femmes balaient le spectre le plus extrême des émotions, tout comme de multiples types physiques : l’actrice de La servante a un étrange visage d’ingénue foldingue, antithèse des mignonnes en vogue du cinéma coréen actuel. Kim Ki-young ausculte ses personnages au plus profond de leurs refoulés. Il dit s’être inspiré des théories freudiennes pour La servante, d’où, sûrement, cette fascinante introduction par l’enfance pour un film sur des adultes qui vont régresser.
Kim Ki-young a fait des études de médecine, sa femme était médecin et il traite ses personnages en biologiste, comme le narrateur de La Femme insecte qui annonce : « Après avoir étudié les insectes, j’ai appris que certaines femelles dévorent le mâle après accouplement. J’ai fait les mêmes recherches sur l’être humain ». Il disait très sérieusement, ainsi dans le bonus du DVD Yangsan Province, avoir basé ses scénarios sur des histoires vraies. C’est fort possible car selon lui et d’autres critiques, La servante reflète parfaitement la situation sociale et l’état des couples coréens au début des années 60, d’où le succès du film. Yangsan Province et les autres premiers Kim Ki-young maintenant disparus, comme The first Snow (1958) et The defiance of teenagers (1959), appartiennent à la veine réaliste qui parcourait alors le cinéma coréen, initiée par Les fleurs de l’enfer de Shin Sang-ok (1958). Les scénarios de Kim Ki-young paraissent pourtant absurdes, faisant faire à ses personnages des promesses insensés. "C’est parce qu’il juge que la société coréenne est absurde", conclut le critique coréen Ha Gil-jong. Imparable.
La Corée peut être aussi ultra-violente, alors rayon gore, le malin ne manque pas de trouvailles. The Woman of fire 82 s’amuse ainsi avec une broyeuse de carcasses animales qui donne de la pâtée (et la vache folle !) aux poulets. Evidemment, on attend le bras qui va passer dedans. Sans compter les vrais pétages de plomb formels. The Woman of Fire 82 verse dans l’onirisme fou, les amoureux deviennent couleur de cendres dans une chambre en métal et la scène d’amour se termine sur des statues. Yangsan Province, son deuxième film, montre déjà d’heureux signes de déviance. Le film est obsédé par le feu, il se fait de plus en plus poétique et se termine avec les amants au paradis.
Mais si cette séquence a été détruite, c’est que le goût de l’époque n’aimait que le réalisme. Le DVD n’a maintenant plus de fin. Même malgré lui, Kim Ki-young est cruel, comme on le disait au début, voir ces films est un crève cœur et considérer ce qui a disparu encore plus . Ainsi Killer Butterfly (1978) et Carnivore (1984) que le livret de Yangsan Province décrit comme des films qui "brisent le sens de réalité du spectateur" et "entrent dans un stade surnaturel". Ou ces autres titres inouïs : Touch-me-nots, Transgression, Love of Blood Relations, Promise of the flesh. Ultime tragédie, quelques mois après avoir été réhabilité à Pusan, après 10 ans d’inactivité car ses derniers films étaient des échecs, Kim Ki-young est mort en 1998 dans l’incendie de sa maison, avec sa femme. L’histoire ne dit pas ce qui a mis le feu. Une servante ?
Par contre il est certifié et totalement inouï que son dernier film s’appelle : Une expérience qui vaut la peine de mourir.

A l'occasion du cycle Dix Coréens Hors-Cadre, du 1er au 17 avril 2006