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Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Kinuyo Tanaka • Elle était actrice, oui mais...


par Jérôme Baron



Kinuyo Tanaka • Elle était actrice, oui mais...
Il y a dans le titre de cette note un volontaire trait d’ironie. Sans risquer de trop se mettre le doigt dans l’œil, on pourrait revisitant l’exceptionnelle carrière de l’actrice Kinuyo Tanaka, voir pointer la tentation de raconter une histoire du cinéma japonais couvrant son premier demi-siècle. En passant aux cribles une filmographie souvent faite de collaborations suivies (Hiroshi Shimizu, Heinosuke Gosho, Hiromasa Nomura, Mikio Naruse, Yasujiro Ozu, Keisuke Kinoshita et bien sûr Kenji Mizoguchi pour seize films entre 1940 et 1956) ou plus ponctuelles (Kon Ichikawa, Akira Kurosawa parmi bien d’autres), on douterait même de trouver quelque équivalent au rang qui fut le sien parmi les stars des studios américains de l’âge d’or. Son rayonnement fait par lui-même exception et même les extraordinaires filmographies de ses compatriotes Setsuko Hara, Hideko Takamine, Machiko Kyo ou de consœurs de la génération suivante comme Kyôko Kishida et Ayako Wakao ne peuvent lui être comparées. Kinuyo Tanaka fut et restera dans le ciel des actrices japonaises l’étoile la plus visible avec plus de deux cinquante films au cours d’une carrière entamée au studio Shochiku en 1924 alors qu’elle est âgée de quatorze ans (elle a déserté les bancs de l’école dès son plus jeune âge) et achevée en 1976 quelques mois seulement avant qu’elle ne s’éteigne en mars 1977.

Son statut hors-norme fut à la source même de l’incompréhension des studios lorsque l’actrice au sommet de sa gloire au tournant des années 1950, commence à faire savoir son envie de réaliser. On se pince avec suspicion voire on la moque plutôt que de prendre au sérieux ce qui ne semble être qu’une extravagance de la star. Au Japon, moins encore qu’ailleurs où la situation demeure tout aussi marginale, la place d’une femme, qui plus est d’une star, n’est pas derrière la caméra. Deux femmes seulement à cette date ont réalisé des films au Japon. Prenant connaissance de ce désir de l’actrice avec laquelle il collabore de manière étroite et décisive pour l’histoire du cinéma, Mizoguchi orchestrera lui-même une insidieuse campagne de dénigrement, allant même jusqu’à la faire passer pour sotte. Kinuyo Tanaka peine à trouver des oreilles réceptives à ses envies de mettre en scène, n’obtenant qu’un soutien dubitatif de Gosho avant de rencontrer plus de sagacité du côté de Kinoshita qui écrira pour elle le scénario adapté de Lettre d’amour de l’écrivain Fumio Niwa, proche de Mikio Naruse qui fut le premier soutien au projet de Kinuyo Tanaka et lui recommandera avec insistance Masayuki Mori pour le rôle principal. De 1953 à 1962, poursuivant sa carrière d’actrice (trente neuf films !), apparaissant trois fois dans les siens, elle réalise six films dont un scénario inédit de son ami Yasujiro Ozu, La Lune s’est levée (1955). Suprême pied de nez à Mizoguchi avec lequel elle tournera encore deux chefs d’œuvre, L’Intendant Sansho et Une femme dont on parle, tous deux en 1954. Du cinéaste, elle louera toute sa vie le génie sans manquer néanmoins l’occasion de lui adresser quelques piques comme lorsqu’elle parle de son dernier film, Mademoiselle Ogin (1962) : "J’aimerais apporter mon expérience de quinze ans de jidai geki* avec Kenji Mizoguchi. Si le maître était encore vivant, j’aurais certainement fait ce film en tant qu’actrice".

Tanaka confesse volontiers que c’est la maturité qui l’a déterminé à devenir réalisatrice. Elle s’était convaincue que son avancée dans l’âge risquait de réduire bientôt l’importance des rôles qu’on pourrait lui proposer et après avoir songé à se retirer, elle comprit aimer trop le cinéma pour s’en éloigner. Ce qui frappe dans les films réalisées par Kinuyo Tanaka, c’est le point d’équilibre trouvé entre une maîtrise qui lui semble naturelle et sans la moindre indécision et des intentions dont l’audace paraît folle, ce dont témoigne le magnifique Maternité éternelle (1955), son troisième long-métrage en autant d’années. Par ailleurs, l’énorme expérience qu’elle a acquise au cours de presque trente ans de carrière lui confère une connaissance très étendue du cinéma, de sa réalité technique et de sa fabrication. Sans doute l’une des grandes qualités de Tanaka est de savoir s’entourer d’équipes compétentes (en passant toutefois d’un studio à l’autre) autant que d’actrices et d’acteurs que sa direction sublime comme Mie Kitahara, star montante de la Nikkatsu dans La Lune s’est levée (1955), Machiko Kyo (actrice récurrente de Mizoguchi) dans La Princesse errante (1960), la nouvelle venue Chisako Hara dans La Nuit des femmes (1961) dont le contexte historique, celui des maisons de réhabilitation suite à la loi qui promulgua en 1956 la fermeture des maisons closes et la pénalisation de la prostitution, dialogue avec La Rue de la honte (1956) de Mizoguchi.

Pour ces raisons et bien d’autres, la sortie en salle de ces six films est, autant qu’un événement, une manière de célébrer un printemps tardif du cinéma japonais !

Jérôme Baron,
directeur artistique du Festival des 3 Continents et membre de la commission de programmation du Cinématographe.

* film historique en costumes

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