Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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La Ville nous appartient


par Jérôme Baron



A l'occasion du cycle Cinéma, Ville et Politique, du 16 avril au 26 mai 2007, quelques réflexions sur les liens entre ces trois thèmes.

New York 1997
New York 1997
L’invention du cinématographe, en 1895, émerge au point de convergence de deux tracés significatifs du XIXe siècle. Un premier mouvement, d’ordre structurel, est lié au développement industriel et à l’urbanisation nécessairement accélérée (regroupement sous l’autorité du capital des moyens techniques de la production et de la main d’œuvre) qui en découle. Un second mouvement, plus anarchique dans sa course, Michel Foucault le désigne comme «une frénésie neuve des images », serait entre autres mobiles conduit par un désir incompressible de faire entrer le mouvement dans les représentations. Il sera frappé par un premier grand bouleversement, l’avènement de la photographie, image fixe et reproductible, analogon dont l’exactitude mécanique provoque les définitions admises du réalisme et préfigure un mode de déplacement immobile dont le cinéma sera (avant la cellule télévisuelle ne se referme) l’aboutissement.

À l’intersection de ces traits simultanés, notre mémoire ne saurait désormais s’étonner de rencontrer une des premières vues filmées par les frères Lumière, la mythique sortie des ouvriers de l’usine familiale de Lyon. Nous pourrions dire aussi, avec la même suite dans les idées, l’histoire de ce petit coin ensoleillé de Californie où d’autres usines, dans une échelle que nos deux frères auraient eu peine à imaginer vingt ans plus tôt, feraient naître une ville, Hollywood, dont les dimensions ne sont objectivement mesurables qu’à considérer dans le détail l’imaginaire tout entier de notre siècle et sans doute une partie non négligeable de celui que nous entamons.

Entre ville et cinéma, une affaire d’historicité donc. Le XXème siècle réalise l’accomplissement du monde industriel amorcé par le précédent pendant que le cinéma atteste la présence des êtres et des choses dans un spectacle machiné qui séduit les foules. On s’accordera sur le fait que le cinéma aura été le témoin privilégié de la réalisation d’une histoire sociale de notre monde, il conviendrait néanmoins de préciser dans quelles mesures il en a été aussi une projection, une pensée active, et jamais seulement l’instrument privilégié des idéologies. Dès les origines, les visions du cinéma et la définition de normes qui règlent la nouvelle société urbaine ont été vécues en concurrence. Son pouvoir d’attraction inspire autant de crainte qu’il est envié par ceux qui gouvernent la cité. La ville, qu’elle soit réelle ou le produit d’une illusion de studio, le cinéma se l’approprie, déboulonne nos perceptions en y traçant la perspective d’une intrigue, d’un possible ou de terribles inquiétudes. Ville rêvée de nos ciné-fantasmes, ville réelle dévoilée au-délà du visible, ville dévorante et bientôt concentrationnaire, le cinéma ne cessera de soumettre le spectateur à l’épreuve de la complexité de sa condition métropolitaine.

Si le cinéma a souvent été tenu dans un rapport étroit à la situation politique de son temps, il nous faut redire à quel point il reste différent dans sa nature à la politique. Sur la question qui nous occupe c’est aussi une de ses énergies particulières que de pouvoir être dans un rapport d’invention à notre réalité et par ce biais, parfois à la politique. Ce rapport équivaut pour nous à la promesse fragile mais précieuse de voir se dessiner dans la profondeur du champ, entre deux plans, dans le mouvement d’un panoramique ou dans la relation entre un corps, une parole et l’espace où ils sont tenus ensemble, l’expression de quelques possibles qu’il nous faut nous engager toujours à penser.

Autour de cette proposition, nous aurions pu avancer bien des choix de programmes. En conséquence, chacun se permettra de compléter ou de corriger pour lui-même ou avec l’aide de quelques complices. Bien sûr, il nous faut rendre grâce à quelques prestigieux absents et à d’autres films attendus dans une telle présentation : Berlin symphonie d’une grande ville de Walter Ruttman, Douro faina fluvial ou Le peintre et la ville de Manoel de Oliveira, L’aurore de F.W. Murnau, La Foule de King Vidor, ceux de Georg Wilhelm Pabst, Les hommes le dimanche d’Ulmer et Siodmak, à ce cinéma français des années 30 où le studio s’adonnait à Paris avant que la Nouvelle Vague ne remette le cinéma sur l’arête du trottoir, au bord du boulevard de la terrasse du café, dans la chambre de la bonne ou dans l’appartement chic prêté ou usurpé. De Levallois à la Gare du nord, Paris leurs appartenait. Jacques Tati et Playtime. Il nous faudrait redire encore Fellini et, plus essentiellement à l’heure d’aujourd’hui, Pasolini. Eric Rohmer et les villes nouvelles. Les films de Robert Kramer : Ice, The Edge, Milestones, Route One/USA, Cité de la plaine. Evoquer sans doute le Blade runner de Ridley Scott, City of Hope de John Sayles. Il nous faudrait sûrement procéder à une relecture dans le détail du film noir américain des années 50… Les plus attentifs remarqueront bien vite que la programmation d’une majorité de ces films est fréquente au Cinématographe et considéreront que la parenthèse ouverte au cours de ce mois n’a d’ambition qu’incitative.