Le Cinematographe
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Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Lee Chang-dong


par Yann Kerloc'h



Peppermint Candy
Peppermint Candy
Lee Chang-dong est un homme-clé de la culture coréenne, bien au delà de ses réalisations cinéma, les percutants Oasis et Peppermint Candy : professeur, écrivain, scénariste majeur, il fut surtout ministre de la culture pendant plus d’un an et a marqué l’institution par un style à la Jack Lang. Rencontre à cette occasion, dans son bureau officiel, avec un homme trop philosophe pour être à l’aise dans un ministère.

Au ministère de la Culture et du tourisme de Corée du Sud, un bureau a résisté au protocole pendant que l’occupait le cinéaste Lee Chang-dong, entre 2003 et 2004. Le jour de son investiture, il est venu au volant de sa voiture et sans cravate. Dans une déclaration qui fait le tour du pays, il a comparé ses fonctionnaires à des gangsters, tellement leur protocole lui faisait penser à celui des mafieux. C’est habillé en gangster qu’on a interviewé Lee Chang-dong, après une attente auprès de secrétaires toutes en courbettes qui rappelaient l’importance du personnage. Dans un bureau officiel, c’est bien un ministre en cravate qui nous sert la main. Mais, une fois assis, l’homme enlève le symbolique artifice et le jette théâtralement à l’autre bout de la table de conférence. Puis il allume une cigarette. Lee Chang-dong quittait ainsi son costume d’« ambassadeur de la culture coréenne » pour mettre la casquette "réalisateur", celle qui l’a fait connaître. Son troisième film, Oasis, représente un cinéma coréen en grande forme et un pays lucide par rapport à ses problèmes. Le cinéaste n’a rien du tâcheron officiel, il est plutôt, comme les frères Dardenne en Belgique, un critique acerbe de sa société, respecté mais jamais intégré.

L’homme est tout en contradictions, son corps imposant essayant tant bien que mal de les contenir toutes. Sa promotion couronne à 49 ans un parcours modèle : né dans une famille aisée de province, il a pu faire des études littéraires à Séoul. Il est d’abord un écrivain réputé, puis rejoint le cinéma avec deux scénarios pour le réalisateur Park Kwang-su, To The Starry Island et A Single Spark, des films qui accompagnent le renouveau du cinéma coréen dans les années 90. En 1997, Green Fish le lance d’emblée comme un cinéaste majeur, puis le second, Peppermint Candy, fait sensation en Corée et va à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes. La consécration vient avec Oasis, Prix de la mise en scène et d’interprétation féminine au festival de Venise 2002. Lee Chang-dong n’a donc pas manqué d’occasions de mettre la cravate.
Mais il était aussi du côté des étudiants qui manifestent en 1980, lorsque la Corée est une quasi dictature militaire. Son premier roman, Jeonlli, évoque les émeutes sanglantes de cette année-là à Kwangju, un "Tien An Men" local. Son deuxième livre, qui vient d’être traduit en France sous le titre Nokcheon, affichait clairement sa couleur polémiste. Il s’appelait plus précisément : "Nokcheon est couvert d’excréments". Peppermint Candy, lui, remue littéralement la merde : le film démarre par un suicide, puis remonte vingt ans en arrière pour raconter le massacre de Kwangju, la torture dans les commissariats et la crise économique de 1997. Green Fish est la chronique désenchantée d’une ascension sociale, de la province jusqu’à la mafia de la capitale. Avec Oasis, Lee Chang-dong semble offrir un échappatoire en racontant un amour fou, mais c’est une idylle impossible concrètement, mirage dans un désert de sentiments. "Les gens pensent que je suis pessimiste, admet-il. Mais je crois que je suis optimiste. Si le spectateur peut avoir une affection pour le destin d’un personnage, c’est là que commence l’espoir". Il a accepté son rôle de ministre avec "l’espoir d’un petit changement dans les sujets qui m’ont fait réfléchir". Mais, contradiction oblige, il a longuement hésité à endosser le costume.

Lee Chang-dong réfléchit avant tout sur la liberté et ses entraves, mène la guerre contre les carcans, dans la société ou à l’intérieur de soi. "Il est très difficile de changer les fonctionnaires, c’est mondialement connu, dit-il sans mettre de gants. Puisque nous sommes au Ministère de la Culture, les fonctionnaires doivent penser et réagir librement, comme les artistes. Le plus important est d’être libre". En matière de cinéma, il a du d’atteler à défendre un modèle d’"exception culturelle" inspiré par le système français. La Corée du Sud s’est en effet dotée de quotas qui obligent les cinémas à programmer un certain nombre de films coréens. Lee Chang-dong fut responsable d’un comité de soutien au système et a maintenu fermement cette conviction une fois au ministère. Le pays a une fréquentation qui fait pâlir d’envie. Minority Report avait même été un moment dépassé par… Oasis ! "Mais si on regarde de près, il y a beaucoup de choses à améliorer", constate le cinéaste-ministre. Ainsi la distribution des petits films ou à la fin de restrictions visant les films japonais, pour encore plus de diversité. Il a quitté son ministère notamment parce qu’il ne supportait plus les pressions américaines pour faire sauter les quotas. Il y a quelques mois, ils ont été réduit de moitié et toute la communauté cinématographique, lui en tête, repart en bataille.

Sur sa propre liberté, le ministre Lee Chang-dong était aussi pessimiste que le cinéaste. Son oasis, il la trouvait dans sa voiture, avant d’aller affronter les cravatés : "Je met la musique à fond et je chante, racontait-il . En dehors de ce moment, je ne me sens pas très libre au ministère". Il dit avoir eu "l’impression de rentrer dans un monde complètement inconnu". Les héros de ses films sont des inadaptés à un univers d’hypocrisie. Celui d’Oasis est rendu débile par sa famille conservatrice. "Jong-du est quelqu’un que tout le monde n’aime pas, explique Lee Chang-dong. Il ne sait pas comment s’adapter à la société. De temps en temps, elle l’utilise pour faire des choses que les autres n’aiment pas faire". Jong-du aime une tétraplégique qui désarticule un corps meurtri et s’exprime péniblement, parfois juste en hurlant. Il y avait déjà un personnage d’handicapé dans Green Fish. Pour Lee Chang-dong, c’est est un rappel autobiographique (un membre de la famille est handicapé) et une façon claire de montrer le refoulé de la société, ce qu’on cache parce qu’il exprime le vrai fond.
"Leur point commun est d’avoir un problème de communication", résume t-il. C’est aussi ce qu’on dit de lui, à un niveau moindre évidemment. "Il a une tendance à être très peu communicant, raconte Moon So-ri, l’actrice d’Oasis et de Peppermint Candy. Il peut prendre deux heures pour exprimer sa pensée". C’est vrai que l’homme est un peu ours, mais son sourire est sincère. Un journaliste coréen le juge "difficile au premier abord", mais c’est, là encore, une question de style : "L’habit de tous les jours convient bien à cet homme modeste et pensif", écrit-il par la suite.

Lee Chang-dong nous a en effet longuement parlé dans son bureau de son idée de l’amour ("un rêve partagé, alors que normalement, ce que j’ai rêvé ne peut pas être rêvé par quelqu’un d’autre") ou de son envie d’"expérimenter à quel point un film peut communiquer avec les spectateurs". Il a abandonné le plan fixe, habituel dans les films asiatiques. Voilà pourquoi un ministre de la 11ème puissance mondiale disserte, dans son bureau, sur la caméra portée : "Je voulais donner une impression d’instabilité entre la réalité et le fantasme. Je voulais aussi casser l’"encadrement", car un cadre est quelque chose de complet. La caméra portée tremble, comme la frontière entre le monde parfait et l’instabilité."
Passer du "fixe" à la caméra portée, c’est ce qu’il a fait au ministère. Alors que l’interview aurait pu se terminer au bout de la demi-heure prévue, avec l’attaché de presse qui fait irruption dans le bureau montre en main, le ministre a discuté une heure et demie, sans être dérangé, comme s’il avait la journée devant lui, on imaginait les secrétaires affolées. Pendant ses autres moments "sans cravate", l’idée a t-elle germé de filmer sa liberté au sein d’un ministère ? Sa réponse est cinglante: "Je ne l’envisage pas du tout. Parce que ce serait une histoire que je déteste et que les spectateurs n’aimeraient pas". Il prépare un nouveau film au sujet encore secret. L’homme Lee Chang-dong a eu décidément du mal avec son costume : "Quand même, je me demande si je ne suis pas devenu trop philosophe, disait-il alors. J’essaie d’être le même homme. Mais les gens me regardent différemment et quand je parle, je ne peux pas être aussi franc qu’avant. De temps en temps je me sens déstabilisé. Est-ce que j’ai vraiment changé ?".

A l'occasion du cycle Dix Coréens Hors-Cadre, du 1er au 17 avril 2006