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Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

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Un bateau ivre : Out 1 - une traversée


par David Mazhari



Un bateau ivre : Out 1 - une traversée
Vendredi 5 février de l’an de grâce...

L’odyssée « Il était une fois... », placée sous le commandement du bosco Leone, était déjà reléguée dans un pan précieux et nocturne de nos mémoires, certains n’étaient peut-être pas encore tout à fait remis de leur insomnie liée au sifflement des balles, mais on était une bonne quarantaine de gaillards cinéphiles à s’être donné rendez-vous en cette veille de week-end, à 21 heures au port du Cinématographe, pour une nouvelle vaste traversée. Cette fois, elle aurait lieu à bord du « Out 1 ». Bien des visages nous étaient familiers, car il n’y a pas beaucoup de marins d’eau douce pour ce genre d’aventure. Dès l’embarcadère, on se regardait furtivement, par jeu, pour deviner lesquels flancheraient, lesquels n’iraient pas jusqu’au bout de cette odyssée forcément un peu délirante dont le bosco s’appelait Jacques Rivette. Ils annonçaient de la houle et un peu de tempête pour les jours suivants. Tant mieux, la navigation a du charme quand les éléments montrent qu’ils sont là et qu’il faudra compter sur eux pour que, chacun calé dans son fauteuil, personne n’ait l’impression de voguer sur une eau plate ni de suivre un long fleuve tranquille.

Sept escales mais une seule croisière longue de huit milles. Et juste avant le largage des amarres, l’armateur nous avait prévenus : le premier mille serait le plus « rêche ». Il faudrait donc s’accrocher au bastingage. Ensuite, une fois lancés, le paysage nous happerait, l’air pur des hautes mers nous remplirait d’une ivresse vivifiante et, gagnés par une douce folie, on n’abandonnerait plus le pont. C’est à peine si l’on éprouverait l’envie d’aller se rafraîchir ou de se sustenter.

* *

Ç’a donc démarré fort. Comme les autres passagers et membres de l’équipage, je me suis trouvé secoué, empoigné. Ce n’était pas le mal de mer, non, c’était plus fort que cela. Nous étions pris dans une sorte de maelström, une transe de quarante-cinq minutes, une apnée profonde et violente. Brusquement et sans autre forme d’introduction, les corps à peine découverts s’affrontaient et se bousculaient, chahutés, pétris comme une pâte à modeler que l’on malaxe et que l’on chauffe pour lui donner sa souplesse, son élasticité, jusqu’à obtenir la forme désirée. Il s’agissait d’appréhender la matière. La matière humaine et son matériau premier : la chair. Car bien avant que de penser, nous fûmes un corps. Une énergie organique et sanguine. Le bosco Rivette qui avait navigué sur toutes les mers du globe avait peut-être gardé la nostalgie de l’Asie et de l’Afrique qui font danser les corps de Bali à Kinshasa, crier les langues de Bornéo à Nampula. Chemin faisant il avait dû croiser Peter Brook, ou, dans une autre vie, peut-être avait-il rencontré un fameux pirate du nom d’Antonin Artaud, sous l’apparence d’un spectre, comme dans Hamlet, au cours d’une de ces visions qui vous agrippent et vous font suer à grosses gouttes en Danemark ou sous l’équateur...

Mais c’est une autre histoire. La coque du navire était mise à rude épreuve. Les secousses ne paraissaient pas vouloir s’arrêter. Il ne fallait pas se faire d’illusions, le « Out 1 » était un navire solide, de ceux qui appellent les récifs et les lames de fond. Certains, l’estomac un peu brouillé, se demandaient déjà pourquoi ils étaient là, ce qu’ils venaient chercher. L’odyssée avait fait mille promesses et voilà qu’à peine l’estuaire franchi tout s’écroulait. Pourtant la plupart tinrent bon. Seule une douzaine d’âmes débarquèrent à la première escale. Mais les sirènes avaient dû chuchoter à l’oreille des dieux marins, car dès l’escale suivante d’autres doux dingues avaient rallié la traversée.

Après le premier mille, le temps s’éclaircit un peu. Les membres de l’équipage ayant fait connaissance et semblant soudés, les passagers s’en trouvèrent plus à l’aise. Car le voilà le secret d’une grande et inoubliable traversée : faire corps avec l’équipage et se sentir solidaire, se laisser emmener pour vivre une immersion sans jamais risquer la suffocation, la noyade, la submersion. Et le bol d’air, le souffle bénéfique, il apparaît sous les traits de Frédérique. C’est à elle que je me raccroche au moment où j’ai l’impression d’être englouti par cette mer ambitieuse que défie le « Out 1 ». Spontanée et virevoltante, telle une enfant, Frédérique la solitaire nous ouvre à un monde qui est jeu. Pas celui du théâtre où tout est histoire de représentation, mais celui du quotidien qui est la réalité sur laquelle s’appuie justement le théâtre. Frédérique vole, séduit, s’ennuie. Elle joue pour tromper son ennui. Avec elle, le grand paquebot n’en apparaît que plus fragile, plus frêle, alors que l’on ne sait pas encore où sa carcasse monstrueuse veut accoster. Out Frédérique, complètement out. Et quand, comme elle, on vit à l’extérieur des choses, cela signifie-t-il qu’on est inlassablement attiré vers le centre ? Ou, bien au contraire, dérive-t-on inéluctablement vers la marge ?

... À moins que ce soit encore une question de soleil. Avoir chaud. Comme dans le premier film de Barbet Schroeder, tourné un an et demi plus tôt, More, dans lequel le protagoniste dérive et se suicide à petit feu à force de jouer à l’héliotrope... Mais comme lui nous voulons avoir chaud de cette chaleur qui nous aide à être bien dans notre peau. Lors d’un exercice au cours d’une répétition, Béatrice se love par terre au creux des flancs de Bergamote en répétant doucement, amoureusement : « C’est chaud, c’est chaud ». Curieusement, à bord de l’Out 1, tous deviennent des Icare alors que c’est Prométhée qui est mis en scène.

* *

Voler, s’envoler, se révolter. Même combat. Artistes, comédiens, tous astres sombres qui n’en finissent pas de tourner autour de quelque chose qui leur échappe sans cesse. Soleil, feu, vérité. Amour. Noli me tangere. « Ne me touche pas » : c’est le cri de cette conquête impossible qui se refuse à nous. Nous sommes tous des Icares en quête de soleil. Croyant pouvoir nous échapper du labyrinthe, nous avons fait tomber des murs, mais nous les avons remplacés par des vitres et des écrans. Voilà pour résumer l’histoire d’une planète et de ses habitants qui nagent quelque part au milieu de la Voie Lactée.

Icare, justement, c’est Jean-Pierre Léaud. À son insu, il propose une variation étonnante du mythe. Méthodique et précieux Colin, muet comme poisson dans un bocal, qui s’invente un personnage comme pour se dissimuler. Il n’est pas tant en quête d’argent que de mystère, de secret. C’est ce qu’il répand autour de lui dans les cafés avec ses enveloppes et son air d’harmonica qui vibre comme un crincrin mal accordé sous le regard des clients hébétés, amusés, affolés. Comme s’il jetait un sort sur son passage. Mais tel est pris qui croyait prendre. À malin... Le sort se jette sur lui sous la forme d’un message sibyllin. Bienvenue dans le labyrinthe. Surprenante auloffée. Déroutante embardée. Virement à 180 degrés ? Léaud joue à colin-maillard, tenace et patient, il descend dans les rues de Paris comme s’il s’agissait de s’engouffrer dans un terrier, celui du lapin de Lewis Carroll, pour avancer à tâtons, son bandeau sur les yeux. Il était sourd-muet, le voilà devenu aveugle en quête de lumière... La grande traversée peut vraiment commencer.

Des visages, je ne pourrai jamais me passer des visages : le cri de Georges Bernanos. Des corps, je ne pourrai jamais me passer des corps, du corps. Le cri du bosco, Jacques Rivette. Il faut monter à bord d’un autre de ses fabuleux navires, « La Belle noiseuse », pour que le sceptique finisse par ne plus en douter. Corps qui s’attirent et se repoussent, il y a très peu de caresses à bord de l’Out 1. Mais des chocs, des entrechocs, des répulsions. Ne me touchez pas. Et celui qui touche le plus, c’est sans doute Thomas. Il touche et malaxe la glaise qu’est le corps de ses élèves pour créer son Prométhée. Et par ces contacts répétés, c’est aussi son propre corps qu’il crée...Parce que Thomas, s’il n’est pas un saint, ne croit que ce qu’il touche. Lily, Béatrice, Sarah : femmes en lesquelles il a cru ou il croit par le besoin de toucher et d’être touché.

Touché par la grâce comme ce moment magique sur la plage où il se promène aux côtés de Sarah qu’il séduit et dont il s’énamoure innocemment, délicieusement, malicieusement. Ce ne sont plus deux comédiens, Lonsdale et Lafont, qui foulent le sable, mais deux personnages, Thomas et Sarah, tellement hantés qu’ils marchent sur l’eau. La scène en compagnie de Lily, vers la fin, en reproduira un timide écho, une lointaine vibration.

L’intouchable, ce serait Pierre. Intouchable parce qu’invisible, et c’est ainsi qu’il est le grand instigateur. Pierre... de touche ? Fondateur non pas d’une église, mais c’est tout comme. Fondateur d’une société secrète, d’un compagnonnage du devoir qui réunit treize personnes. Pierre éprouve ses amis par la bande. Il éprouve sa bande d’amis par une tierce personne. C’est une sorte de Poséidon des flots. Il fabrique des remous pour son propre plaisir. Nous sommes au cœur de la traversée. Cinq milles ont déjà été effectués. Warok installé sur son mât de misaine semble scruter l’horizon. Que voit-il venir ? Frédérique, sirène d’eau douce maladroite, puis Lucie, déesse des mers ou Pasiphaé qui semble avoir plus d’un fil d’Ariane dans son sac...

Pendant que le navire continue de fendre les flots à une allure de plus en plus soutenue, Colin, apprenti-détective devenu Thésée, s’agite tout seul dans son labyrinthe. Ayant jeté son dévolu sur lui, le sort le conduit à l’Angle du hasard, 2 place Saint Opportune. Pauline est belle, et son vrai prénom, ce n’est pas Ariane ni Pénélope, mais Émilie. Elle tient une boutique qui ne vend pas, mais fait salon. Là, c’est étrange, il ne se passe rien. Dans une arrière-boutique, genre fond de cale, il retrouve des Icare d’opérette qui se contrefichent de la vérité. Tous préfèrent ce qui est tangible : boire et fumer. À l’abri des regards, on discute de tarte à la rhubarbe entre deux projets tièdes de faire un journal. Colin tombe amoureux, un vrai coup de foudre, des éclairs pleins les mirettes, pleins les menottes, tandis que Pauline est plus réservée. Il ne sait pas qu’elle tricote en attendant le retour d’Igor, parti pour on ne sait quelle odyssée...

* *

Nous autres les passagers, on est trimballés comme ce pauvre Colin et cette pauvre Frédérique, le sourire au coin des lèvres, l’œil aux aguets, l’oreille à l’affût des indices. Aux escales, on se passe quelques pistes de réflexion entre deux madeleines, une tasse de café et quelques carrés de chocolat noir à la fleur de sel. Il veut nous emmener où le bosco ? Snark, Boo, Jum. C’est quoi ce sabir ? On n’en dort pas de la nuit de samedi à dimanche. Moi je remue ça dans tous les sens. Je me réveille et vais sur le ponton pour cogiter à la belle étoile, mais rien à faire, le code est scellé, impénétrable. Je consulte Balzac en guise de Champollion, mais voilà que c’est Mirabeau qui entre en scène. Mirabeau 92 46. Une révolution ? La mer prend des allures d’échiquier. Des pions avancent, manipulés. Et au jeu de l’arroseur arrosé, voilà Frédérique déguisée en garçon, plus intrépide que jamais, qui vole une parodie de feu dans un secrétaire en ronce de noyer. Des lettres sans intérêt. « Complètement dingue » est le verdict d’Étienne joué par Jacques Doniol-Valcroze. Dingue et petite Promothée en herbe, car le feu vire rapido au pétard mouillé.

Le vrai Prométhée s’appelle Renaud. Après combien de croissants (?), il vole une vraie torche de plusieurs biftons contenue dans plusieurs étuis à cigares. Et le hasard qui fait bien les choses met l’apprentie-Prométhée en contact avec le vrai Prométhée. Bien évidemment, il va y avoir des étincelles. Et même une belle flambée. Un grand boum au petit matin, en plein cœur... de Paname. Quant à l’autre Prométhée, celui d’Eschyle et de Thomas, le plomb il l’a dans l’aile. En volant le feu, Prométhée-Renaud a tué sa représentation. Le foie des membres de la troupe n’a plus qu’à se faire dévorer.

Pour Thomas, ce n’est pas le foie, mais la foi, la croyance en ce qu’il fait qui est dévorée. Pourtant, nous les passagers de l’Out 1 on y croit encore après six ou sept milles. Cette traversée touche à sa fin, mais on a tenu bon, on n’a pas démâtés. La trentaine de moussaillons qui est restée se trouve dévorée de l’envie de savoir. De toute façon, tout est dévoré, car tout est dévorant sur l’Out 1. À travers l’énigme, l’amitié, la passion, le théâtre et le pouvoir, tous les membres de l’équipage s’entredévorent. Curieux cannibales qui finissent par (s’)échouer. Les rats abandonnent le navire. Béatrice a sauté, laissant le capitaine Thomas seul à bord ou presque. Ce grand paquebot qu’était l’Out 1 est devenu une petite embarcation qui prend l’eau. Un radeau.
D’une odyssée, l’autre. Émilie, elle, est partie à la nage retrouver Igor qui, tel Ulysse, est revenu à Ithaque. Colin le prétendant est retourné à ses cafés, à ses enveloppes, à ses airs cacophoniques d’harmonica. Non, pour lui le jeu de patience des treize n’aura pas été une réussite.

* *

... Dernier acte, le naufrage final. Cela se passe devant l’Aubade. Le soleil se couche libérant son rayon vert. Thomas ressemble à une baleine échouée sur une plage de Normandie où, non loin sur une plage à côté, on peut sentir la présence de Marguerite Duras. Celle-ci voit-elle Thomas depuis le premier étage des Roches Noires ? C’est encore une autre histoire, celle qui appartient à l’acteur Lonsdale... Mais devant la mer semblant plus infinie que jamais, Thomas pleure, rit, crie. Détruire, dit-il. Achille n’en peut plus de cette tragi-comédie et entraîne Rose. Ils le quittent. Thomas s’effondre dans le sable, les bras en croix. « Je ne veux pas brûler » psalmodiait-il lors d’une transe en pleine répétition. Il ne pensait pas être crucifié sur la grève, attendant qu’une (nouvelle) vague vienne l’emporter... pour le ressusciter ?

... Dimanche soir. Nous voilà tous débarqués de notre bateau ivre. Un grand vent nous accueille au port du Cinématographe. C’est celui des images de cette traversée de deux jours et un soir que nous venons d’effectuer et qui nous a rendus complices le temps d’un week-end en haute mer. Un peu hagards, titubants presque, enivrés par l’hommage poétique qui vient d’être rendu à une époque et à un de ces vieux loups de mer disparu une semaine plus tôt, il va falloir que le pas se réhabitue à la terre ferme, étale et sans soleil couchant. Quelques-uns traînent dans le hall histoire de prolonger la traversée. Moi, incapable d’échanger, comme amuï par la sidération d’une telle odyssée, j’ai déjà mis le cap sur mes pénates. Mon âme et celle de mes compagnons d’équipage réclamons déjà une autre croisière fabuleuse, un autre bosco, priant pour qu’apparaisse un nouveau soleil, priant pour qu’une nouvelle fois nous soyons aussi émus... touchés.

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