Le Cinematographe
Le Cinématographe
Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

CYCLES ET RÉTROSPECTIVES

Vénus Noire


de Abdellatif Kechiche



ENFERMEMENT • JANVIER 2013

France, 2010, 2h45, interdit - 12 ans
avec Yahima Torres, André Jacobs, Olivier Gourmet, Elina Löwensohn, François Marthouret

Vénus Noire
Paris, 1817, enceinte de l'Académie Royale de Médecine. "Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes". Face au moulage du corps de Saartjie Baartman, l'anatomiste Georges Cuvier est catégorique. Un parterre de distingués collègues applaudit la démonstration. Sept ans plus tôt, Saartjie, quittait l'Afrique du Sud avec son maître et livrait son corps en pâture au public londonien des foires aux monstres...

"En changeant d'univers, Kechiche n'a pas renoncé au thème fondateur de son cinéma : la difficulté pour un individu à trouver sa place dans une société qui la lui ­refuse. Il reste également fidèle à son style : une caméra souvent mobile, au plus près des visages et des corps, une durée des scènes étirée à l'extrême limite de la tension. La saturation du temps se double, ici, d'un effet de répétition. Le spectacle de Saartjie est montré dans son intégralité à plusieurs reprises, avec des variations toujours tournées vers le pire. Les cockneys qui hésitent à toucher les fesses de la Vénus Hottentote s'enhardissent vite, au point de la frapper dès la deuxième représentation. Réaux, le dresseur d'ours qui a racheté Saartjie (Olivier Gourmet, impressionnant), pousse les libertins parisiens à aller toujours plus loin dans l'abjection. Le professeur Cuvier (François Marthouret, glaçant) semble dans un premier temps plus respectueux, mais son discours pseudo-­scientifique - et ouvertement ­raciste - est plus effrayant encore...
Depuis les bas-fonds londoniens jusqu'aux chambres glauques d'un bordel, en passant par le cabinet d'anatomie du Jardin des Plantes, Abdellatif Kechiche transforme constamment le spectateur en voyeur. Position d'autant plus inconfortable que le réalisateur, à la différence de David Lynch dan
s Elephant Man, auquel Vénus noire fait souvent penser, ne cherche pas à susciter l'empathie avec son héroïne. Saartjie apparaît résignée, souvent abrutie par l'alcool, étonnamment passive face aux humiliations. Quand le fermier sud-africain est poursuivi en justice pour esclavagisme, la jeune femme n'aurait qu'à témoigner à charge pour être définitivement libre. Mais, devant le procureur, médusé, elle ­revendique le contrat qu'elle a signé. Et ­demande à être considérée comme une ­actrice. Comme une artiste...
Scène dérangeante, qui souligne l'ambiguïté du regard occidental, fût-il animé des meilleures intentions : les esprits éclairés qui veulent "sauver" Saartjie contre ceux qui l'exploitent ne peuvent admettre - sans doute imprégnés du mythe "du bon sauvage" - qu'une Africaine accepte, en toute liberté, de se ridiculiser en public dans un rôle de composition... Comme s'ils lui niaient son libre arbitre, sa conscience d'être humain. Paradoxe terrifiant... L'interprétation de Yahima Torrès renforce le trouble. A rebours du jeu expansif de Sara Forestier dans L'Esquive et de Hafsia ­Herzi dans La Graine et le Mulet, l'actrice ­novice reste en dedans : diction presque atone, ­regard dénué d'expression. Mais cette opacité délibérée est le plus bel hommage qu'Abdellatif Kechiche pouvait rendre à cette femme, opprimée par le ­regard des autres, jusque dans la mort.
De fait, seul l'art peut restituer à Saartjie Baartman l'humanité dont on avait voulu la priver. Par le croquis pudique d'un dessinateur respectueux - un des rares moments d'accalmie dans ce film de bruit et de fureur. Et, bien sûr, par la mise en scène pleine de rage d'un cinéaste audacieux.
Samuel Douhaire, Télérama

Séances

Vendredi 1er février 2013 à 20:00
Samedi 2 février 2013 à 14:00
Lundi 4 février 2012 à 18:00


• Vendredi 1er février •Dans le cadre de la session de recherche "Ruser l'image ? Stéréotype, contre-stéréotype, anti-stéréotype" initiée par L'ESBANM (École Supérieure des Beaux Arts de Nantes Métropole)
Séance suivie d'une discussion avec
Nicolas Thévenin, intervenant et enseignant en cinéma ; fondateur de Répliques, revue d'entretiens autour du cinéma

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